Patricia Urquiola, une pensée libre
Portrait de Patricia Urquiola ©Valentina Sommariva

Patricia Urquiola, une pensée libre

Au moment de l’interview, Milan sortait d’une « pollution incroyable ». Un grand coup de vent par-dessus tout ça, et la ville était à nouveau vivable. Patricia Urquiola est née à Oviedo dans les Asturies et son enfance est liée à la mémoire des lieux, des formes, des odeurs. Son odeur de référence, c’est la Cantabrie, battue par les vents et les embruns de l’Espagne verte. Son esprit comme le Pays Basque et ses Pyrénées est Atlantique.


Fille, dans une fratrie de trois enfants, elle a su trouver sa place entre une sœur aînée mariée à un architecte et un frère cadet qui travaillait dans une banque. Elle était « celle du milieu », celle qui doit s’adapter, un cas typique entre un père ingénieur, basque, qui a déménagé dans les Asturies et une mère spécialiste en philosophie et philologie anglaise. De son père, elle garde l’image d’un homme séduisant, magique, « pas autoritaire du tout », un personnage « bello », dans tous les sens du terme : beau, généreux, ouvert d’esprit.

Pour son éducation, dans les années 70, elle est passée par l’Ecole des Ursulines d’Oviedo, avec comme professeurs les sœurs qui portent la coiffe mais qui l’après-midi n’hésitaient pas à remonter leur jupe pour faire faire un peu d’exercice à leurs pupilles/élèves attentives. Pour devenir ce qu’elle voulait devenir, architecte, elle doit quitter les Asturies pour Madrid où elle intègre le Politecnico. « Toute ma famille est une famille d’architectes, mes cousins, mes oncles… mon père était un architecte manqué. Il fallait que je m’éloigne. Il fallait que je bouge. Deux, trois ans à Madrid et je suis partie faire mon pre-Erasmus à Milan, un territoire beaucoup plus complexe. Quand je suis arrivée à Milan, j’ai découvert des matières plus complexes comme le design et je me suis positionnée entre architecture et design au Politecnico de Milan. J’ai toujours été une ‘bonne’ étudiante. J’étudiais mais j’aidais beaucoup aussi les autres à finaliser leur projet. Je crois beaucoup à l’entraide, à la collaboration qui donne à tous la possibilité de faire. Il faut bouger, bouger, aller voir, ne pas hésiter à partir au Japon, en Amérique, à explorer des territoires nouveaux. Il ne faut pas hésiter à sortir de son confort. »

Les clients de Patricia Urquiola

Le langage n’est pas une barrière pour Patricia Urquiola. Elle a appris le français à 6 ans et si elle pense en italien, elle rêve en français, en espagnol ou en basque. Son premier chef fut une femme, Maddalena de Padova avec qui elle a collaboré cinq ans. Mais comme elle y manquait d’un peu d’air, elle n’a pas hésité à partir chez Piero Lissoni chez qui elle avait la responsabilité du design. « C’est devenu un ami, et collaborer avec son bureau (80 personnes), un vrai plaisir. »

Son deuxième ‘premier client’ fut également une femme : Patrizia Moroso avec qui elle met au point son premier fauteuil (le Fjord) qui lui donne une grande confiance en elle. Dans les premiers chantiers sur lesquels elle travaille, il faut citer le Mandarin Oriental Hôtel à Barcelone, qui lui fait aborder la complexité d’un hôtel. « Maria Reig, avec qui j’ai collaboré sur le projet restera une grande amie pour la vie. C’est elle qui m’a élevé à la dimension complexe d’un projet d’architecture. J’aime travailler aussi sur des projets éphémères. Ce sont des dimensions, des échelles qui font partie de ma vie. »

Tapis « Venus Power » by CC-Tapis
Design : Patricia Urquiola © Claudia Zalla

En 2001, Patricia Urquiola ouvre son agence avec quatre, cinq personnes, une taille humaine. Le bureau en compte aujourd’hui 70. « Ce n’est pas une contradiction dans le rapport à la dimension. Je fais toujours plus de design et toujours plus d’architecture. Mais cela implique plus de personnel en matière de gestion. Pendant la pandémie, de nombreux projets ont été congelés. Mais ce fut une expérience intéressante et forte pour l’équipe rapprochée. Ma maison d’habitation colle à l’agence et cette continuité a été facile à gérer. »

La famille, les modèles, les mentors de Patricia Urquiola

En 1995, elle a une fille Giulia et dix ans plus tard Sofia qu’elle a beaucoup emmené dans ses voyages. « Nous avons grandi de manière organique. Les équipes travaillent en étroite collaboration et la recherche des matériaux est fondamentale avec un double accès pour le design. C’est une belle chose pour mon travail. J’ai travaillé avec de nombreuses compagnies avec la joie de voir les échantillons et les premiers prototypes. On doit tous faire beaucoup plus et on peut faire beaucoup plus »

Table « Sengu » et Chaise « Dudet » by Cassina
Design : Patricia Urquiola © Valentina Sommariva

« Je cite souvent comme mes mentors Achille Castiglioni et Vico Magistretti. Mais après ces deux années de pandémie, il faut réaliser que nous sommes dans une nouvelle jeunesse. C’est aujourd’hui l’espace de la révolution qui est associé à la jeunesse. Dans la période où l’on apprend, on peut parler de mentor mais la vie est devenue plus complexe, plus large. J’aime beaucoup lire les écrivains Gianluigi Ricuperati et Hans Ulrich Obrist qui recommande de ne jamais laisser quiconque dire que vous êtes éclectique. Éclectique est un mot limitatif et il faut savoir se laisser solliciter au-delà de notre secteur. La curiosité est essentielle et infinie aujourd’hui. »

Patricia Urquiola soutient l’idée que la coopération et la solidarité pratiquée tout naturellement par les femmes au sein de leur famille sont la voie qui permet de réformer la société civile. Elle est curieuse de Björk et de son approche musicale de l’espace. Elle se rêve en productrice comme Donna Haraway et n’hésite pas à citer Legacy Russell qui a inventé le Glitch Feminism, qui incarne l’erreur comme une perturbation du binaire de genre, comme une résistance au normatif.

Sofa Sengu by Cassina
Design : Patricia Urquiola © Valentina Sommariva
Table basse Sengu by Cassina
Design : Patricia Urquiola © Valentina Sommariva

« Quand je faisais ma ‘thesis’, j’avais associé À la recherche du temps perdu de Proust à mes descriptions et je décrivais les maisons comme Marcel Proust que j’ai lu dans presque toutes les langues. Les personnages d’une maison font la philosophie de la maison. C’est Patrizia Moroso qui m’a initié à la forêt et à l’art avec cet aspect expansif de la nature qui submerge tout comme un blob. J’ai tenu des conversations avec Cassina pour mettre en valeur le travail de Charlotte Perriand, une grande amoureuse de la nature et toujours sur le fil de la recherche en matière d’habitat. Au Palais de Tokyo, j’aime aller puiser l’énergie à la Patti Smith d’une Anne Imhof qui fait performer sur le même espace-temps, acteurs, faucons ou drônes. »

Une pensée caracole

Passant de l’art à la philosophie, du bio-mimétisme à la biologie, du numérique aux sciences du vivant, Patricia Urquiola fonctionne comme une ‘boîte à outils’ et son rapport au monde ne s’envisage que par son rapport aux autres et inversement,  comment les autres sont pour elle. Cette fluidité, elle la puise dans le monde végétal et son ambition est de remettre les matériaux dans une circularité.

Chaises Longues Biknit, Moroso, 2012
Design : Patricia Urquiola

« Pendant cette pandémie, nous avons vécu avec des œillères, comme des chevaux de trait. Il faut élargir notre vision, ouvrir les yeux et réviser notre approche des choses et voir comment tout explose. Différents champs sont fondamentaux. Il n’y a pas d’algorithme qui mène le monde. La phase la plus évoluée de notre parcours, c’est la perception. Il faut garder nos antennes les plus ouvertes comme des biologistes ou des philosophes qui travaillent à réaménager des espaces publics. Je travaille avec Mutina sur les surfaces et les accompagne dans le déménagement de leur siège social. A Capodimonte, à Naples, je travaille sur une vision botanique de la porcelaine en travaillant à partir du moule comme base. Je glisse un bois autour. »

Projet HYBRIDA en collaboration avec l’institut Casseli et la manufacture royale de Capodimonte. Edition limitée en porcelaine, exposée à l’EDIT NAPOLI 2021
Design : Patricia Urquiola © Serena Eller

Projet HYBRIDA en collaboration avec l’institut Casseli et la manufacture royale de Capodimonte. Edition limitée en porcelaine, exposée à l’EDIT NAPOLI 2021
Design : Patricia Urquiola © Serena Eller

Cecilia Alemani, la nouvelle commissaire de la Biennale d’art contemporain de Venise, a aussi choisi comme thème le ‘Milk of Dreams’ qui reprend les notions de la représentation des corps et la métamorphose, délicatement tout en effectuant en même temps le travail de rénovation de l’architecture. « Mes travaux se passent à différents rythmes et différentes intensités. Mon travail de direction artistique est celui qui me prend le plus de temps et peut courir sur deux ou trois ans. Il faut remettre les temporalités dans une vraie vision, donner des messages de proximité à la team tout en faisant l’effort de travailler à distance. Être près de ceux qui font de la 3D, c’est prendre le téléphone et leur parler. Une image ne peut pas être congelée. Il faut avoir beaucoup d’espace pour raisonner notre travail et élargir notre vision. Le numérique a élargi notre vision, a ouvert notre horizon. Il faut rentrer dans ce numérique. En février 2019, il y avait une Mostra en cinq parties sur mon travail à Madrid. La dernière partie sur la « contamination positive » comprenait également un projet avec Federico Pepe, ‘Don’t treat me like an object’ dans un tout petit espace avec un casque de réalité augmentée. Comment élargir cette expérience ? On rentrait dans une communauté de chaises qui dansaient le flamenco provoquant un mixte d’émotivité. On est là dans le metaverse. Je prône cette curiosité élargie de la biologie à l’art. »

Rédigé par 
Bénédicte Duhalde

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3/11/2025
En Allemagne, une exposition inédite dédiée à Charlotte Perriand

À Krefeld, en Allemagne, l’exposition « Charlotte Perriand, l’art d’habiter », présentée jusqu’au 15 mars 2026 au Kaiser Wilhelm Museum, propose une rétrospective de l’œuvre de la designeuse à travers les différents concepts et structures de pensée sur les espaces domestiques, fruits de 70 ans de création.

« Le meilleur moyen de rendre hommage au travail de Charlotte, c'est de parler d’elle. » Voici les mots prononcés par Pernette Perriand-Barsac lors de l’inauguration de cette exposition inédite. En effet, pour ce qui s’avère être la plus grande rétrospective consacrée à Charlotte Perriand en Allemagne, la fille de la créatrice et son mari Jacques Barsac, tous deux en charge des archives Charlotte Perriand depuis sa disparition en 1999, ont choisi Krefeld comme premier point d’ancrage. « Ce qui est le plus difficile dans une exposition de Charlotte, c’est qu’on se base sur 70 ans de créations, mais que cela concerne aussi bien des projets d’architecture, de design ou de photographie. Les possibilités sont immenses », confiait Jacques Barsac.

Exposition "Charlotte Perriand. L’Art d’habiter", installation  in-situ au Kaiser Wilhelm Museum à Krefeld en Allemagne. Table en Forme libre, 1938 © FLC, VG Bild-Kunst, Bonn, 2025 © VG Bild Kunst, Bonn, 2025 Photo : Dirk Rose

Sous le commissariat de Katia Baudin, directrice du musée, et Waleria Dorogova et avec le soutien de Pernette Perriand-Barsac, Jacques Barsac ainsi que Cassina, cette exposition offre une nouvelle lecture du travail de la designeuse — d’abord connue pour sa collaboration avec Le Corbusier entre 1927 et la fin des années 1930, mais également pour avoir développé, tout au long de sa carrière, de nombreux projets et concepts répondant à des problématiques sociétales et environnementales, dont le parallèle avec celles que nous rencontrons encore aujourd’hui est presque troublant.

Une relecture à travers le prisme de l’aménagement domestique

Répartie sur 1 200 m², la partie principale de l’exposition présente plusieurs projets marquants : du célèbre Salon d’Automne de 1929 - spécialement reconstitué pour l’occasion -, à ses nombreuses expositions et collaborations au Japon - notamment le projet initié pour le ministère de l’Industrie entre 1940 et 1943 -, en passant par l’aménagement de la station des Arcs entre 1967 et 1988. Des projets qui nous font tous voyager dans le temps avec une certaine nostalgie, au cœur de son univers. « Il était important pour nous de reconstituer ces espaces en faisant vivre les pièces dans différents contextes, pour tenter de comprendre au mieux sa pensée », explique Katia Baudin.

Exposition "Charlotte Perriand. L’Art d’habiter", installation in-situ au Kaiser Wilhelm Museum à Krefeld en Allemagne. Reconstitution du salon d’Automne de 1929 par par Cassina © FLC, VG Bild-Kunst, Bonn, 2025 © VG Bild Kunst, Bonn, 2025 Photo : Dirk Rose

Fascinée par les matériaux et l’industrie, notamment le tube et l’acier, Charlotte Perriand a conçu de nombreuses pièces de mobilier devenues iconiques, à l’image de la chaise longue LC4 créée en 1928, avec Le Corbusier et Pierre Jeanneret, le fauteuil Grand Confort ou encore sa célèbre table en forme libre de 1938, imaginée pour son appartement de Montparnasse à Paris, dont l’originale a été exceptionnellement prêtée par le Centre Pompidou pour l’exposition. Au total, ce sont près de 500 pièces de mobilier, croquis et photographies qui ponctuent les espaces et permettant de mieux saisir sa vision engagée et profondément réfléchie de l’aménagement domestique. « Charlotte Perriand n’était pas seulement designer, elle était aussi une instigatrice d’idées qu’elle publiait régulièrement. Elle ne se limitait pas au mobilier : elle s’intéressait aux humains et à leur manière de vivre, de façon globale », ajoute Katia Baudin.

Exposition "Charlotte Perriand, L’Art d’habiter", installation in-situ au Kaiser Wilhelm Museum à Krefeld en Allemagne. Banquette Méandre et Table basse Sicard, reconstruites par Cassina et la chaise-longue Tokyo prototype par Cassina © FLC, VG Bild-Kunst, Bonn, 2025 © VG Bild Kunst, Bonn, 2025 Photo : Dirk Rose


Aux Villas Haus Esters et Haus Lange, un focus sur son travail au Japon et ailleurs

Et qui dit rétrospective exceptionnelle, dit déploiement exceptionnel. En plus de la présentation au musée, l’exposition s’étend à un second espace, non loin de là, au sein des Villas Haus Esters et Haus Lange, toutes deux imaginées par Ludwig Mies van der Rohe en 1927. À la Haus Lange, la thématique centrale est « La Synthèse des Arts » et met en lumière le travail de Charlotte Perriand lors de ses séjours au Japon, en Indochine et au Brésil. Quant à la Haus Esters, elle accueille une exposition complémentaire, contextualisant la rétrospective du musée et proposant d’autres pièces issues de la collection d’art du Musée de Krefeld, articulées avec l’œuvre de Perriand.

Exposition « Charlotte Perriand, L’Art d’habiter », installation  in-situ à la villa Haus Lange. Bibliothèque Nuage, reconsitution par Cassina et Tabouret Berger, issues de la collection iMaestri de Cassina © VG Bild Kunst, Bonn, 2025 Photo : Dirk Rose

Une exposition itinérante à l’échelle européenne

Présentée pendant quatre mois et demi, jusqu’au 15 mars 2026 à Krefeld, l’exposition voyagera ensuite vers deux autres institutions européennes, avec l’objectif d’élargir encore la portée internationale du travail de la designeuse. Ainsi, du 1er mai au 13 septembre 2026, elle sera présentée au Musée d’Art Moderne de Salzbourg, en Autriche, avant de s’installer à la Fondation Joan Miró, à Barcelone, du 22 octobre 2026 au 27 février 2027. Une même exposition installée au sein de différents espaces, offrant à chaque fois une nouvelle interprétation et une scénographie repensée, de quoi continuer à faire vivre l’œuvre de Charlotte Perriand encore longtemps.

Exposition « Charlotte Perriand, L’Art d’habiter », installation  in-situ à la villa Haus Lange. Chaises Ombra Tokyo, issues de la collection iMaestri de Cassina © FLC, VG Bild-Kunst, Bonn, 2025 © VG Bild Kunst, Bonn, 2025 Photo : Dirk Rose
Exposition « Charlotte Perriand, L’Art d’habiter », installation in-situ à la villa Haus Lange. Tabourets Berger, issus de la collection iMaestri de Cassina et Table basse Rio, prototypée par Cassina © VG Bild Kunst, Bonn, 2025 Photo : Dirk Rose
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6/11/2025
Les faits et gestes d’Hugo Besnier exposés le long de la Seine

Fondateur d’Hartis, le designer Hugo Besnier investit jusqu’au 30 novembre un appartement parisien, quai Anatole-France, pour y présenter sa nouvelle collection : Tour de Mains.

« C’est un appartement qui m’a toujours fait rêver. Pouvoir y exposer aujourd’hui est une chance », annonce Hugo Besnier depuis la vaste véranda de cet appartement ouvert sur la Seine. C’est dans cette ancienne propriété du couturier Pierre Cardin, prêtée par l’agence Barnes jusqu’au 30 novembre, que le fondateur d’Hartis présente Tour de Mains, sa nouvelle collection. Composée d’une trentaine de pièces, pour la majorité nouvelles à l’exception de quelques éléments imaginés pour des projets précédents mais redessinées, la collection se découvre de salle en salle. Transcription de l’univers d’Hugo Besnier, celle-ci a été imaginée pour fonctionner comme un tout. « Mon but était de créer un ensemble harmonieux, mais en évitant à tout prix l’effet catalogue, avec le même détail et la même finition partout. C’est quelque chose à la mode, mais je voulais absolument éviter cette facilité », revendique le designer, qui est à l’origine d’un ensemble avant tout usuel, dans lequel « on n’a pas peur de poser un verre ou de s’asseoir ».

©Matthieu Salvaing

Le geste créateur

La chaise Biseau, la table d’appoint Cintrage ou encore la suspension Ciselure. En lisant le catalogue de l’exposition, la philosophie d’Hugo Besnier s’impose rapidement. « Chaque pièce porte le nom d’une technique artisanale ou d’un outil, car Tour de Mains est un hommage à l’écosystème de l’artisanat. » Conçue avec l’appui des Meilleurs Ouvriers de France et des Compagnons, la collection a été imaginée comme un vecteur de mise en valeur du geste : de celui du dessinateur, auquel le designer se prêtait déjà enfant lorsqu’il s’ennuyait à l’école, jusqu’à celui du fabricant. Un principe guidé par la rencontre de deux mondes : celui d’une construction rationnelle, fruit de l’intelligence humaine d’une part, et la notion d’évolution plus aléatoire et organique de la nature d’autre part. Une dualité héritée de son enfance passée entre Fontainebleau et Paris ; « les arbres et les immeubles haussmanniens » mais aussi caractéristique de ses inspirations. « Le mobilier Louis XIV et le repoussement des limites artisanales dans une sorte de perfection, parfois au détriment du fonctionnalisme, me parlent tout autant que son opposé, le style scandinave. Quant au Wabi-Sabi et à l’idée de beauté dans l’imperfection, j’y vois une certaine résonance avec mon approche », assure le designer, dont la collection a été l’occasion de développer de nouvelles techniques, parmi lesquelles le ponçage et le polissage de la croûte de cuir.

©Matthieu Salvaing

Un parcours façonné par la création

Inspiré par les dessins de sa mère et la délicatesse de sa grand-mère, « qui dissimulait les portes et recherchait l’harmonie en accommodant les meubles avec des fleurs de saison », le designer se souvient avoir « toujours voulu être architecte d’intérieur ». Mais c’est lors de ses études en école de commerce que l’idée se concrétise, avec son premier appartement étudiant « entièrement dessiné pour qu’il ne ressemble à aucun autre ». Un projet personnel qui l’amène rapidement à repenser l’intérieur de l’hôtel particulier de son parrain de promotion. Dès lors, la machine est lancée et Hartis naît en 2020. Puis les choses s’enchaînent : d’abord sur le continent américain, avec un premier article dans le AD américain, puis une place dans la Objective Gallery de Soho, d’où naîtront plusieurs projets. Ce n’est qu’avec Tour de Mains que le designer revient sur la scène française. Un projet mené dans la continuité de son parcours, dans lequel la qualité du geste est aujourd’hui le qualificatif premier de son approche.

©Matthieu Salvaing
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4/11/2025
Fumi, pour un hiver scandinave

Le designer Guillaume Delvigne et la marque Eldvarm se sont associés pour créer Fumi. Une collection hivernale chaleureuse où les esprits scandinaves et japonais se rencontrent.

L’hiver approche et, avec lui, tout son lot d’objets réconfortants et utiles. Principalement connu pour ses pièces de mobilier, le designer Guillaume Delvigne a collaboré avec Louise Varre, fondatrice de la marque Eldvarm. Créée en 2015 à Stockholm et spécialisée dans les accessoires de cheminée, cette dernière marie design scandinave et savoir-faire français. Un mélange porteur de sens pour le créateur formé à l’École de design de Nantes Atlantique puis au Politecnico di Milano, et ancien collaborateur de Marc Newson. Frugale dans sa composition, avec pour seules pièces essentielles un serviteur et un range-bûches, la collection Fumi l’est aussi dans son esthétique. Un parti pris imaginé pour coller aux intérieurs épurés et contemporains dans lesquels les poêles à bois remplacent progressivement les cheminées volumineuses. Un point de départ contextuel qui a poussé le designer à chercher l’inspiration bien au-delà de la Scandinavie.

Faire feu de tout bois pour la sobriété

« Je voulais créer quelque chose que l’on est heureux d’utiliser, mais aussi de montrer », explique Guillaume Delvigne, dont le projet s’inscrit dans l’esthétique sobre caractéristique d’Eldvarm. Et pour cela, quelle meilleure inspiration que le pays du Soleil-Levant ? Inspiré par les balais japonais dont le manche se termine par une forme d’éventail, le designer a fait de la géométrie son axe de recherche principal. « Ce que Louise appréciait dans mes objets, c’était l’aspect sculptural de mon travail », relève le designer. Un constat qui l’amène à penser des objets qui puissent être « scénographiés comme des œuvres d’art » et à travailler l’acier thermolaqué et des essences naturelles comme le bois et le frêne. Une matière inerte et une autre noble, assemblées par des vis volontairement laissées visibles. Une manière pour le créateur de souligner les connexions culturelles et techniques, mais également d’assurer un design « minimal sans être simpliste », conclut Louise Varre.

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31/10/2025
Le Collectionneur, une plongée Art déco dans l'univers d'Edgar Jayet

Présenté dans l'Hôtel de Maisons à l'occasion de Design Miami Paris, Le Collectionneur est un ensemble dessiné par le designer Edgar Jayet. Fruit d'une collaboration avec la Maison Lelièvre, la composition s'affirme comme un hommage à l'Art déco.

Des œuvres de Jacques Maillol, deux vases romains du IIe siècle après J.-C., des luminaires de la Maison Delisle ou encore des objets signés Puiforcat et Saint-Louis. C'est au milieu de ce qui pourrait ressembler à une reconstitution historique de l’entre-deux-guerres qu'Edgar Jayet a présenté Le Collectionneur. Portée par Paragone à l’occasion de Design Miami Paris, la collection prend place dans un décor imaginé comme un hommage libre au pavillon conçu par le décorateur Jacques-Émile Ruhlmann en 1925. Largement inspirée du mouvement Art déco, qui célèbre cette année ses cent ans et auquel la scénographie fait écho, la collection a été imaginée en collaboration avec la Maison Lelièvre. Une association née d'une rencontre début 2024 entre le designer et Emmanuel Lelièvre, directeur de la marque, mais aussi « de l'idée de tisser un lien avec une manufacture comme le faisaient les ensembliers il y a un siècle ». L'occasion de co-construire ce projet dont les textiles ont façonné les contours.

©Oskar Proctor

Un centenaire inspirant

Connu pour son approche « dix-neuviémiste » liée à la compréhension des systèmes constructifs (comme en témoigne la collection Unheimlichkeit présentée fin 2024), Edgar Jayet s'est cette fois-ci attaqué, plus qu’à une technique, à un style. « Je ne crois pas à la création ex nihilo et je ne pense pas que l'on réinvente les choses. Le Collectionneur est davantage un regard de notre époque porté sur un mouvement. Les assemblages ont été réalisés à la main comme en 1925, mais c'est surtout le choix des matérialités, comme le sycomore ou le nickel argenté, et des codes esthétiques propres à l'Art déco, qui connectent mes objets à ce style. » Pour cette nouvelle collection, le designer a imaginé trois typologies d'objets inspirés de l'univers du voyage : une armoire, une méridienne de 1925 millimètres et des malles auxquelles vient s’ajouter un tapis. « L'Art déco s'est exporté dans le monde entier. C'est d'ailleurs ce que l'on a appelé le style paquebot, puisqu'il était associé aux grands transatlantiques pour lesquels Ruhlmann a beaucoup travaillé. C'est d’ailleurs lui qui a créé en 1925 l'Hôtel du Collectionneur. C’était un véritable lieu manifeste de l’Art déco dans lequel tout était sur mesure et très personnalisé. On voulait retrouver ça, mais avec une typologie plus inhabituelle. » Un cheminement qui amène le designer vers « le salon de bain », un espace plus intimiste à la croisée « du boudoir et de la dressing-room », qui donnera son nom à la scénographie de l’exposition : Le Bain du Collectionneur.

©Oskar Proctor

Au bout du fil, le savoir-faire Lelièvre

« Le modus operandi de cette collection ? Le même que Jacques-Émile Ruhlmann à l'époque. Travailler ensemble, avec les meilleurs artisans, pour créer un ensemble qui ait du sens », résume Edgar Jayet. Si la collection a vu le jour en une quinzaine de mois grâce à l’investissement de six partenaires (Les Ateliers de la Chapelle, Jouffre, les Ateliers Fey, Maison Fontaine, Atelier Yszé), spécialisés dans la serrurerie d'art, la gainerie ou encore le travail du laiton, c'est avec la Maison Lelièvre que les contours de la collection ont été tissés. « Tout s'est fait lors d'une rencontre dans le showroom, explique Emmanuel Lelièvre. Je lui ai montré un certain nombre de créations récentes, mais également d'archives Art déco que nous présentions dans le cadre d’une rétrospective en janvier. » Une immersion à l’origine d’un corpus d’étoffes très différentes choisi par Edgar Jayet. Parmi elles, une moire noire synthétique à l'aspect ancien. « C'est un tissu très technique adapté au yachting ou à la restauration, mais qui rappelle très bien les textiles Art déco et c’est ce qui m’a plu », explique le créateur. Un choix sobre, combiné à Rêverie, une réédition ornementale d'une des archives de la marque, et réinterprétée par le designer sur le dos de la malle. « Comme nous n'avions pas le temps de modifier les tissus existants, le petit twist a été d'utiliser Rêverie à l'envers. » Une manière pour le créateur de flouter légèrement le visuel en lui apportant une touche plus contemporaine. Un petit pas de côté dans l'utilisation classique des textiles d'ameublement, dont une gamme en fibres naturelles a également été utilisée. Trois sortes très différentes sur le plan stylistique, mais également technique, « venues conforter l'idée d'un mobilier de voyage ». Le Collectionneur, « ce n'était pas simplement l'idée de faire des pièces historiques visibles dans une galerie, mais de repenser certains codes pour faire de l'usuel », résume Emmanuel Lelièvre. Plus qu'un hommage aux ensembliers de l'Art déco, c'est donc surtout un hommage à l'union des savoir-faire que Le Bain du Collectionneur semble abreuver.

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