Portraits
La Maison Issey Miyake vient de quitter la boutique de la rue Royale à Paris, pour s’installer rue François 1er dans les anciens locaux d’Europe 1. Épure, minimalisme, couleur, se conjuguent dans cet espace de 360 m2 sur deux niveaux, où se retrouve l’optimisme acharné de son fondateur.
Depuis le numéro 100 d’Intramuros, il semblerait que Tokujin Yoshioka n’ait pas trop dérogé à ses règles de vie. Toujours svelte et agile, il parcourt la boutique à la recherche du détail qui mettrait en péril un cahier des charges suivi à la lettre. Selon les derniers souhaits de monsieur Miyake - décédé le 8 août 2022 à Tokyo -, et doté d’un optimisme forcené, il fallait introduire la couleur dans cet espace blanc et vide sans empiéter sur la mise en valeur de la dernière collection. Le choix est radical : un mur orange en aluminium anodisé fait la part belle à cet espace du Triangle d’Or où se pressent les belles parisiennes et les belles étrangères. A l’occasion de la Fashion Week de Paris en février, c’était un passage obligé.
Le lieu offre une esthétique pure et lumineuse, moderne, loin des standards de la décoration mais transversale comme peut l’être le design. Tokujin Yoshioka joue avec tous ses matériaux favoris : le verre, l’aluminium, la couleur, tous sujets à des transformations expérimentales pour atteindre un niveau de transparence sans égal tout en respectant les règles de sécurité, draconiennes en France. La teinte orange est faite sur mesure, « aussi chaude et éclatante que la lumière du soleil », donnant naissance à un espace futuriste à l’énergie débordante, digne du film 2001, L’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick (réalisé en 1968). Savoir-faire et avenir s’y conjugue. « L’Architecture traditionnelle du 19ème siècle français fusionne avec perfection avec l’orange du soleil » explique Tokujin Yoshioka.
Des mentors hors pair
Né en 1967, ses mentors sont d’emblée Shiro Kuramata et Issey Miyake, chez qui il fait ses classes et qui l’encouragent à créer dès l’an 2000 son propre studio Tokujin Yoshioka INC. Avec sept collaborateurs, il y exprime son talent, passant du design à l’architecture intérieure, à l’art et à l’expérimentation. Il a été choisi parmi cent candidats pour dessiner la torche olympique Sakura des Jeux Olympiques à Tokyo en 2020. « On a pris l’aluminium, on l’a plié et équipé - c’est un projet très technique avec d’énormes contraintes de sécurité et de durabilité et on a déposé le brevet de fabrication, très complexe pour ce genre d’objet qui doit courir parmi la foule, sans aucun danger pour les spectateurs. ».
Son banc en verre massif et transparent Water Block propose depuis 2002, une pause aux visiteurs du Musée d’Orsay dans la galerie des Impressionnistes. Sa chaise en cristal naturelle Venus (2008) a intégré les collections des plus grands musées. Le magazine Newsweek l’a sélectionné comme l’un des japonais les plus influents au monde mais également l’un des plus secret sur ses chantiers en cours.
Émerveillé par le monde
Entre ses mains la matière devient émotion. Et la technologie sert ici un sentiment qui échappe aux schémas culturels ou générationnels. Ses scénographies ont le bon goût de se laisser oublier. « Leur puissance est dans leur légèreté, expliquait-il en mai 2002. J’ai toujours préféré un design que l’on peut expliquer au téléphone. Mon interlocuteur devra pouvoir comprendre en quelques mots, sans même vraiment encore savoir de quoi il s’agit ». Le résultat en appelle aux sens plus qu’à de tortueuses connections synaptiques puisqu’il joue avant tout de phénomènes physiques échappant aux codes. Il cherche à produire une émotion accessible à tous y compris aux enfants qui ne se lassent jamais d’être émerveillés par le monde. Et ses multiples scénographies de stand ont la discrétion du spectaculaire.
Le projet qui émerge
Comme un héros de Mishima, il parle d’intérêt et de courage, au sens d’idéal pour l’intérêt et au sens de réalisation pour le courage. Car, même avec les pires obstacles, et la période du Covid fut riche en obstacles, tout finit par arriver. Même si certains disent le projet impossible, il finira par aboutir. Alors il ne reste qu’à prendre son mal en patience et attendre que le projet émerge, apparaisse, engloutissant d’émotion le spectateur dans une surprise fertile, exempte d’aridité et toujours dans une dimension de séduction, loin du minimalisme cliché que l’on attribue trop facilement au design japonais. Sa démarche commence toujours par une idée qu’il a envie d’expérimenter, l’envie d’exploiter de nouveaux matériaux ou procédés. Sa particularité tient dans l’envie de s’approprier les techniques et de dialoguer avec les ingénieurs sur les possibles destinations de la matière et non pas de leur simple exploitation. Les matériaux sont présents mais cohabitent en harmonie, laissant l’esprit du visiteur vagabonder dans l’espace sans interruption de droite à gauche et de haut en bas. La liberté, l’imagination ne doivent pas être oppressées par la matière.
Son premier fauteuil Honey Pop en papier nid d’abeille, qui plié ne faisait pas plus d’un centimètre d’épaisseur, a fait la démonstration de la force de ses recherches. Une matière rare, le papier, qui pouvait devenir fauteuil grâce à un pliage savant qui éliminait la structure en bois du fauteuil traditionnel. Ce n’était pas de simple origami dont il s’agissait là, mais du nid d’abeille de l’industrie aéronautique, développée ici dans une version cellulose, une fabrication plus longue et plus complexe.
Chronologie d’un déménagement
Dès 2019, la Maison Issey Miyake envisageait de changer d’espace et les équipes étaient à la recherche d’un beau volume et de lumière. En 2021, elles trouvent l’espace de la rue François 1er et invite Tokujin à le visiter. Il est tout de suite séduit. En amateur de l’histoire de France et de son architecture, il voulait « quelque chose qui renforce le patrimoine français tout en restant futuriste. Toutes les façades ont été conservées et derrière, tout a été restructuré. J’avais vu par vidéo et en 3D sur les espaces et je me suis rendu sur place pour voir de mes propres yeux. Car les contraintes de construction sont beaucoup plus fortes qu’au Japon. Le retour de marche doit être plus foncé en France, pas au Japon, sur la première et la dernière marche de l’escalier. »
Au sol, un Terrazzo en un seul tenant, a été coulé sur place. L’escalier aussi a été coulé sur place, pour une sensation de fluidité sans brisure. Les techniques d’antan ont apporté un résultat hyper moderne. Le mur en aluminium orange a été fait sur mesure également. « J’utilise beaucoup le verre parce que c’est transparent et cela donne l’impression que tout flotte. » Les portants sont en acier inoxydable et les cintres restent suspendus à 90° sans bouger. Un détail, comme seul Tokujin Yoshioka, sait soigner. « Les cintres bougent mais ils restent perpendiculaires pour mieux mettre en valeur les créations de monsieur Miyake et ses multiples marques - Homme Plissé Issey Miyake, Pleats Please Issey Miyake, 132 5. Issey Miyake, A-Poc Able Issey Miyake, Bao Bao Issey Miyake, ainsi que les parfums et les montres. Le portant ne bouge pas. » Tokujin Yoshioka n’intervient jamais sur les créations du maître. Une seule fois, il a fait les chapeaux en plexiglas transparents pour un défilé, mais il ne touche pas les vêtements.
Dans son studio, il y a plein d’idées en projet mais il ne sait pas celle qui va déboucher. Un lancement doit avoir lieu en avril, encore sous embargo. La Maison Issey Miyake sera présente pendant le Salon du meuble de Milan avec une installation dans la boutique de la Via Bagutta mais sans Tokujin. Pour 2025, il prépare une scénographie au 21_21 Design Sight à Tokyo dont le sujet reste secret. À suivre.
Depuis le salon Intérieur de Courtrai, le studio Cluzel/Pluchon se fait remarquer discrètement mais certainement. Anciennement SCMP Design Office, l’agence codirigée par Sébastien Cluzel et Morgane Pluchon a été rebaptisée depuis la dernière édition de Maison&Objet, où elle exposait sur les Rising Talents.
Cluzel/Pluchon officialise sa création en 2015 en faisant ses premiers pas sur la scène internationale du design au SaloneSatellite de Milan. Trois ans plus tard, c’est avec un projet d’éclairage industriel, le Dorval, réalisé pour l’éditeur québécois Lambert & Fils, que le binôme remporte haut la main le prix Objets aux Intérieur Awards à la Biennale de Courtrai. Diplômés en 2011 de l’ESADSE de Saint-Étienne, où ils se rencontrent, puis de l’ECAL pour Sébastien, pendant que Morgane travaille à l’international, notamment pour Luca Nichetto, ils partagent des mécanismes créatifs, tout en étant complémentaires. Sébastien explique : « Nous avons naturellement défini le rôle de chacun selon son appétence. Morgane est chargée de la direction artistique et des choix des couleurs, et je m’occupe de la partie design industriel. Notre processus de création passe avant tout par le dialogue, celui des images de référence de Morgane et de mes dessins avant de passer à la 3D et aux maquettes. »
Une réflexion engagée
Si l’accessibilité est au cœur de leurs recherches, leurs réalisations doivent avant tout être au service de l’être humain. Convaincu que les beaux objets aident au bien-être quotidiennement, le studio met en avant un design « lisse », dans lequel l’économie de matière est fondamentale. Le duo collabore avec des éditeurs qui partagent la même philosophie, notamment en produisant localement. Pour mieux maîtriser leurs propositions esthétiques, ils s’imprègnent avant tout des outils de fabrication propres à chaque industriel. Cette compréhension des techniques et du savoir-faire leur permet ainsi de travailler avec les matériaux les mieux adaptés à la réalisation.
Pour eux, l’engagement écologique est un travail de fond qui passe en premier lieu par celui des designers et des industriels. Pour exemple, leur chaise Galta, dessinée pour Kann Design, est produite au Liban avec des techniques traditionnelles reconnues. Dans le même esprit, ils dessinent des foutas pour Marlo & Isaure avec des rebuts de fils du fabricant turc pour leur ligne Dar Foutas.
Une signature intemporelle
Le binôme aime le design de tous les jours qui rend la vie plus facile, et cela se voit. Loin d’être minimaliste, il défend des formes usuelles, familières, réfléchies et pérennes. Les créateurs collaborent avec Kann Design, Kimoto Glass, Marlo & Isaure, Ikea, Corbery Editions et Theoreme Editions.
Leur contribution la plus emblématique reste celle pour Lambert & Fils avec la collection Dorval. Initialement réalisé pour la galerie stéphanoise Surface, le projet a été développé par la suite au Québec. Composée de quatre têtes en aluminium éclairées par des panneaux LED pivotants, la suspension est étudiée pour pouvoir répartir la lumière selon les besoins. Ambitieux, l’éclairage est un condensé des inspirations esthétiques et techniques du studio de création.
Cluzel/Pluchon a le vent en poupe et ce n’est pas pour nous déplaire. Les designers développent actuellement différents projets, dont une large collection de vaisselle et des luminaires en devenir que l’on se réjouit de découvrir !
Difficile d’attraper l’agile Nicolas Verschaeve, designer belge qui navigue entre plusieurs territoires et récemment installé à Bruxelles, dans un atelier qui lui offre toutes les possibilités d’éprouver ses projets grandeur nature. Depuis son diplôme à l’Ensad de Paris, en 2017, il se pose dans le croisement des cultures et dans la diversité des manières de voir.
Né en Belgique, il a très jeune vécu le syndrome du « Belge en France », même s’il en a totalement perdu l’accent. Il a grandi au soleil de l’Hérault, résistant à l’accent occitan, dans une région viticole à côté de Saint-Chinian, avant de rejoindre Paris en 2012 pour intégrer l’École nationale supérieure des arts décoratifs de la rue d’Ulm. Il en sort en même temps qu’une designeuse textile, Juliette Le Goff, avec qui il réfléchit pour son diplôme au rôle que pourrait avoir une pensée textile dans une architecture dont on hérite de la rigidité. « L’architecture demande aujourd’hui une certaine souplesse et exige que l’on repense l’articulation d’élémentaires : le sol, la paroi et le plafond. » Leurs propositions s’attachent à habiller l’espace de voiles, entre la paroi et le mur, pour recréer des espaces d’intimité.
Un bureau de design mobile
En parallèle, il ouvre un bureau de design mobile frugal où s’équilibrent autonomie et dépendance volontaire au monde. L’outil est mobile pour aller au plus près de là où la matière se transforme. Une intuition le submerge en même temps que le besoin de se confronter à une réalité économique. « Dessiner une lampe sans contrainte donne un cas où tout est permis », et, en réaction à cette liberté, il propose un design situé et des objets non prémédités, avant de rencontrer… les manufactures. La vie de l’atelier mobile, dans l’atelier de production, se confronte au réel pour en palper la spécificité, révéler la nature des lieux et la richesse du monde, d’un monde où l’on vit.
Aujourd’hui, à 28 ans, il explore le croisement des cultures. Dans une diversité des manières de voir. Avec un père viticulteur et une mère infirmière, il s’est probablement rendu sensible à l’autre et aux questions de terroir mais sans jamais tomber dans le folklore. Il affirme que « certains modèles agricoles sont en avance sur les questions de notre époque, sur l’origine des choses, les circuits courts… ». Une vie à la campagne qui l’a nourri, fait prendre position pour exprimer l’identité des lieux où sont faites les choses, des espaces que l’on habite et qui nous modèlent. « C’est ce que l’architecture moderne a dérobé, une architecture normalisée et parachutée qui ne raconte rien sur les lieux où l’on se trouve, tout en produisant des objets trop bavards. »
Le temps long de l’atelier
En 2015, une semaine au Ciav (Centre international d’art verrier) de Meisenthal, dans le nord des Vosges, avec Pierre Favresse, lui fait mettre les pieds pour la première fois dans une manufacture. Ce sera une mise au point sur le temps long de l’atelier, où il découvre que les formes et les choses émergent davantage de la matière qu’à partir du dessin. Il retournera à Meisenthal en 2020 pour faire escale dans ces Vosges où une bourse du Cnap (Centre national des arts plastiques) lui permet de faire aboutir un questionnement autour du moule et de l’interdépendance historique de l’activité verrière et du milieu forestier. Il détourne le moule-objet conçu pour la duplication afin de l’envisager comme un moule-système, outil modulaire d’exploration de formes. Produit à partir du « déjà-là » et des planches sorties quotidiennement de la scierie voisine, ce moule impose au designer une présence dans l’atelier et un dialogue avec les artisans. Nicolas Verschaeve en sortira un répertoire d’une cinquantaine de formes, duquel sont identifiés sept objets à éditer en série limitée et dont trois entrent dans le catalogue permanent du Ciav.
En parallèle de ces productions, il tient à révéler « ce que les objets ne disent pas » : sa recherche de terrain prend la forme d’un livre édité par le Ciav et d’une exposition. Celle-ci sera déployée en janvier 2024 lors du Off du salon Maison&Objet, dans l’espace Made in Situ, récemment inauguré par Noé Duchaufour-Lawrance.
Pour la conception de la boule de Noël 2022, il fait référence à la bouteille en verre et identifie dans l’industrie des formes et des décors populaires à réemployer dans un objet usuel. Pour ce best-seller du Ciav, 40 000 exemplaires ont été soufflés à la main, à raison de 600 par jour.
Préserver et raisonner
Dans ses projets de résidence en Bourgogne, au château de Sainte-Colombe, il rencontre la manchisterie Jacquenet-Malin, qui œuvre à partir de l’arbre pour le transformer en manche d’outils. À la façon d’un ready-made, il réemploie des modèles de manches existants, des rebuts, pour les déplacer vers une collection de porte-manteaux et de patères. Il développe aussi un système d’étagères, dont l’assemblage par butée évoque l’évidente simplicité de fabrication des outils paysans. La figure de l’artisan l’interpelle. La manufacture permet un lien de la ressource à la distribution et ouvre une place au designer, qui peut poser des questions au matériau et à celles et ceux qui les mettent en œuvre. Académie des savoir-faire de la Fondation Hermès, résidence au Cirva, à Marseille, exposition à la Manufacture royale de Saint-Louis dans le pays de Bitche, formation chez Normal Studio, collaboration avec FormaFantasma : Nicolas Verschaeve apprend le respect des milieux et de l’homme et met en lien artisans, ingénieurs et spécialistes des process.
Au printemps 2024 devrait émerger avec le Cnap une exposition à Maubeuge sur l’histoire du verre à vitres. À Nontron, en Dordogne, il a pris la direction pédagogique du post-master design des mondes ruraux, un programme hors-les-murs de l’Ensad qui interroge la place du design en milieu rural. Questionnements qui animent également le réseau Campagne Première dont il partage l’initiative avec Emmanuel Tibloux (Ensad), David Cascaro et Grégory Jérôme (Hear). Et il se réjouit de la micro-architecture qui servira désormais de billetterie au Ciav de Meisenthal. Son moto : fouiller l’ancrage de l’histoire culturelle pour assurer une production raisonnée.
Depuis 2020, le collectif Hall.Haus dépoussière les codes de la scène du design. Abdoulaye Niang, « le Nig », Sammy Bernoussi, « 340 », Teddy Sanches, « Tedicaps », et Zakari Boukhari, « Zakito », se sont rencontrés il y a dix ans et partagent des références qui font leur force. Du hip-hop au design, il n’y aurait presque qu’un pas avec les Hall.Haus… Explications.
Pourquoi avoir fondé ce collectif ?
Nous avons un fil rouge en commun : nos influences culturelles, que sont la dance, la musique et le design, nos cursus, et nous sommes tous originaires de la banlieue parisienne. Trois d’entre nous ont étudié à l’Ensci-Les Ateliers (Abdoulaye, Teddy et Sammy), quand Zakari se spécialisait dans les énergies renouvelables à l’Ensam. Nous sommes tous attirés par les mêmes intérêts : l’accessibilité et les allers-retours entre design et environnement, tout en étant influencés par le hip-hop.
Pourquoi ce nom de Hall.Haus ?
« Hall » désigne le hall d’immeuble, celui de la collectivité. « Haus » est un clin d’oeil au Bauhaus. La base de chacun de nos projets doit être comprise par tous. Nous avons tous des origines culturelles différentes, du Cap-Vert au Maroc, en passant par le Sénégal et l’Algérie, tout en étant imprégnés de culture française. Nos inspirations s’entrecroisent.
Quel est votre processus de création ?
Tout part d’une idée, d’un mot. Ces idées sont généralement des croisements entre nos origines africaines et le design. Et comme nous sommes quatre, les idées fusent autant que nos énergies ! La chaise Olympic Palabre est une assise typique de l’Afrique de l’Ouest, revisitée en mobilier urbain, en métal et en béton. Les matériaux sont choisis en fonction du processus de réalisation. Pour Adidas, nous avons travaillé sur une scénographie pour leur campagne « End Plastic Waste ». Nous avons proposé des objets tout en respectant l’image de la marque. Nous travaillons autant sur l’objet et la transmission, avec des ateliers, que sur l’expérience, avec des scénographies.
Quel est le lien entre le Bauhaus, le hip-hop et le design ?
Nous sommes très inspirés par l’univers du hip-hop, et c’est par cette porte que nous avons fait nos premiers pas dans le monde du design. Kanye West et Pharrell Williams ont mis un pied dedans par le biais de la mode et de l’objet. Et comme nous aimons le Bauhaus et le travail de Tadao Ando, nous nous imprégnons de toutes ces inspirations. Notre vocabulaire nous permet de travailler autant pour Theoreme Editions que pour Ikea ou Jacquemus, peut-être parce que nous parlons aussi à des personnes qui ne savent pas ce qu’est le design.
Quelle est la part de transmission dans votre pratique ?
La transmission passe par l’échange. Nous avons accompagné un atelier dans un lycée d’Asnières durant une semaine après que les élèves se sont déplacés à l’une de nos expos. On ne leur a pas expliqué ce qu’est le design, on leur a donné des clés à partir d’un mot. Les élèves sont devenus directeurs artistiques de leur création. Et ils nous ont expliqué le fonctionnement de leurs machines, que l’on découvrait.
Des projets ?
Toujours ! Nous travaillons autant ensemble que séparément. On n’a d’ailleurs pas peur de mettre l’un de nous en avant, et on s’épaule selon les projets. Pour la Paris Design Week de septembre, nous avons élaboré un projet avec Maison LBS, tandis qu'en octobre, nous avions eu carte blanche pour réinterpréter un mobilier des archives du Mobilier national pour l’exposition « Les Aliénés ».
Superfront profitait de la Paris Design Week en septembre 2023 pour ouvrir un showroom, 131 rue de Turenne à Paris. L’occasion de rencontrer le studio Raw Edges, Shay Alkalay et Yael Mer et de voir pétiller la malice dans leurs yeux de designers.
Tous deux nés à Tel Aviv en 1976, diplômés de la Bezalel Art&Design Academy de Jérusalem en 2002, puis du Royal College of Art de Londres, d’emblée ils savent qu’ils ont des points en commun et qu’ils vont réaliser des choses ensemble, se projetant dans des scénarios industriels tout en restant nostalgique du fait-main. Avec Ron Arad en professeur, ils acquièrent le même regard enfantin, étonné et le posent sur le monde avec émerveillement et bienveillance, faisant de l’imperfection une perfection, du moindre enchevêtrement de bottes de foin une grâce géométrique. Diplômés en 2007, ils ouvrent leur studio à l’Est de Londres et se lancent dans un voyage de perpétuelles découvertes, usant et abusant de la matière, l’économisant et la recyclant sans cesse. Le bois se cuit dans des colorants bouillants. Les moules en papier produisent des carreaux de céramiques industriels. Les bancs s’imprègnent de couleurs en coulure.
Stack, la commode multicolore, comme des tiroirs mal empilés, développée après leur diplôme, sera éditée par Established&Son en 2008 et fera le succès de leur présentation en 2009 à La Pelota à Milan, dans le off du salon du meuble. Cappellini les remarque alors et édite leur chaise Tailored Wood Volume, du papier plié gonflé, plaqué sur du métal avec une mousse expansible. En 2009, leur table console extensible Pivot pour Arco reçoit un Wallpaper Design Award anglais et un iF Gold Product Design Award allemand. Repérés par Stella Mac Cartney pour leur parquet à chevrons, ils développeront des sols à motifs sur-mesure pour chacun de ses magasins à Milan, Londres, New York, Paris, Tokyo et en Chine.
Espace et matière
Leur approche singulière de l’espace et de la matière les amène à travailler pour des marques aussi prestigieuses que Louis Vuitton pour qui ils développent un siège en cuir qui s’ouvre comme un parapluie. Pour Moroso, Kenny, un fauteuil, simple feuille de tissu pliée sur un piétement en bois. Pour Kvadrat, des scénographies de stand avec les tissus en bandelettes qui forment comme un rideau.
Des carrelages pour Mutina, moulés dans des moules de papier ; des tapis pour Golran ou des installations légères, par touche, dans la demeure seigneuriale anglaise de Chatsworth House, où des sièges en bois à motif spécifique semblent émerger d’un plancher en bois grillagé sur-mesure ; des accessoires pour Vitra, une chaise réversible pour +Halle, des tapis pour GAN… Chacune de leur création agit comme une surprise, ludique et amusante, non sophistiquée, en marge de l’hyper-léché. La rugosité du matériau « bords bruts » donnera le nom de leur studio, chacun penché sur leurs mains, elle sur sa machine à coudre, lui sur ses dessins et ne communiquant entre eux que par le biais des croquis ou des prototypes.
Superfront et eux
S’ils excellent dans le sur-mesure, ils affichent avec leur collaboration avec Superfront leur volonté de rendre le design accessible à tous et quoi de plus accessible que la rénovation d’une cuisine IKEA ? Depuis 10 ans, Superfront (Monica et Mick Born) participe à la rénovation des cuisines Ikea en proposant une large palette de finitions, de coloris, de poignées et d’accessoires pour faire évoluer les structures Ikea Metod. Grâce à la mise en place de façades Plain Desert Sand, de poignées Bar Biscotti Wood et d’un plan de travail Lindanäs Limestone, c’est devenu un jeu d’enfant de rénover sa cuisine sans en changer la structure ou en la complétant. Superfront, fondé en Suède en 2013 avec la volonté de donner à tout un chacun la possibilité de s’entourer d’un design exceptionnel, s’appuie sur une base bien établie et abordable, qui permet de créer et recréer des meubles de qualité à un prix radicalement différent des propositions haut de gamme. Le mobilier Superfront vit et vieillit avec élégance sans se soucier des tendances, incitant à un mode de consommation plus responsable offrant la possibilité de réutiliser et de redonner vie aux caissons Ikea usagés. Pour rénover une cuisine ou rafraîchir un système de penderie Pax, transformer un buffet Besta en ajoutant de beaux pieds ou un plateau en pierre, il suffit d’aller sur la boutique en ligne superfront.com ou de se rendre dans cette boutique parisienne.
Une collection Bruta
Superfront travaille en permanence une approche de la durabilité, un ADN circulaire qui fait que le bois est sourcé auprès de producteurs forestiers responsables et que même les laques sont à base d’eau et non pas de polypropylène, moins respectueux de l’environnement. 90% de la production a lieu en Suède, à proximité de leurs principaux marchés et le carton ondulé et le carton artisanal des emballages est certifié écologique. Les poignées Circus, Wire et Twine sont complémentaires, rondes, longues ou à angle droit…Les matériaux sont authentiques, vieillissent bien comme le laiton, le cuivre, l’aluminium, le chrome, le marbre, le frêne ou le cuir tanné végétal. Les portes sont en MDF agréables au toucher ou en frêne.
Avec Raw Edges, Shay Alkalay et Yael Mer, Superfront a mis au point la ligne Bruta, un concept dynamique de meubles bas, placards muraux et d’armoires hautes caractérisés par leur design, leur couleur et leurs matériaux, disponible séparément ou à intégrer dans un aménagement. La cuisine devient plus intelligente avec Raw Edges puisque les armoires regorgent d’ingéniosité, de tiroirs cachés et de système de recyclage. Un large choix de 2050 couleurs pour les portes et panneaux laqués s’ajoute à la palette existante avec des dessins géométriques sur les portes en frêne ou en MDF, rainurées ou lisses, effet bois brut ou carrelé. Une collection astucieuse, prête à être expédiée dans un délai d’un à deux jours ouvrables…De quoi remettre au travail tous les amateurs et amatrices du Do It Yourself Ikea.
Son nom signe des créations comme on appose un sceau. Pour les nostalgiques, il est avant tout l’iconoclaste qui a secoué la sphère du design français dès les années 1980 et l’a menée sur la scène internationale. Pour les aficionados, cet inclassable visionnaire illumine tout ce qu’il touche. Pour les esprits chagrins, c’est un label « bankable » par sa notoriété, qui dépasse bien largement l’audience habituelle du design. Repris ad libitum, le cliché d’« enfant terrible du design » occulte le bourreau de travail qui remet sans cesse les compteurs à zéro pour innover. Si l’on s’arrête sur les données, sa carrière donne le vertige : plus de 860 créations – de l’objet au véhicule, en passant par le mobilier et le luminaire –, plus de 180 projets d’architecture réalisés, plus de 300 prix et distinctions reçus, plus de 70 expositions… Sans compter les projets dans les cartons ou ceux en cours, de la voiture à hydrogène H+ au complexe d’entraînement pour les astronautes d’Orbite… sans oublier des cannes ergonomiques ! Pour ce numéro spécial « Design en France », avec l’élégance de l’expérience, il nous partage sa vision de la génération montante et le fonctionnement de son agence.
Comment percevez-vous la génération actuelle ?
Les jeunes créateurs actuels sont fantastiques, parce qu’ils sont nés dans une société en voie de dématérialisation. Or le futur est la dématérialisation. J’aurais aimé pouvoir créer davantage en m’émancipant de la matière, que je considère comme vulgaire. Hélas, cela n’appartenait pas à ma génération, mais en cela, la nouvelle sera meilleure.
Comment vous positionnez-vous vis-à-vis d’elle ?
Chaque génération change, de plus en plus rapidement et de plus en plus profondément. Je travaille toujours seul, face à moi-même, avec mon bloc de papier calque et mon critérium, afin de rendre le meilleur service à ma communauté. Je n’utilise pas de téléphone ou d’ordinateur, car vous êtes nécessairement limité par la technologie, par le logiciel. Notre cerveau est l’ordinateur le plus puissant ; avec mon crayon et ma feuille, ma seule limite est mon imagination.
Quelles sont ses forces ? Ses faiblesses ?
Cette nouvelle génération retrouve des valeurs éthiques, sur le modèle de designers italiens communistes tels qu’Enzo Mari. Ils ont conscience qu’ils doivent faire face aux paramètres urgents de notre époque, comme la dimension écologique. L’important est de retrouver des valeurs simples et pérennes, de vivre en harmonie et intelligemment.
La diversification et l’omniprésence des réseaux sociaux, notamment, font qu’ils regardent beaucoup plus ce que les autres font, ils se comparent et s’inspirent les uns les autres. Or la première chose est de comprendre que tout ce qui vient de vous doit vraiment venir de vous. Je pense que tous les matins il faut être un cheval et passer un obstacle. Le mieux est de ne pas tomber, de réussir à passer l’obstacle et, le lendemain, d’en passer un encore plus grand. Pour cela il faut être seul, face à soi-même. Il faut comprendre qui l’on est, et son potentiel. Comprendre réellement ce qui vous intéresse. Puis, il ne faut pas écouter les gens, lire les journaux, regarder la télévision ni se rendre dans les soirées mondaines. Il faut vivre comme un ermite. C’est difficile quand on est jeune, mais c’est la seule façon de pouvoir apporter au monde une idée fraîche, parce qu’elle sera sortie de vous. Qu’elle soit bonne ou mauvaise, ce n’est pas le sujet. L’important est que vous ayez créé avec un engagement total, avec la plus grande honnêteté, la plus grande largeur d’esprit et la plus grande générosité. Et si personne n’a compris l’idée, tant pis. Il ne faut pas écouter les avis. À un moment ou à un autre, le temps vous rattrapera signifiant que vous étiez en avance. C’est formidable d’être en avance, c’est un devoir.
Qu’attendez-vous de cette génération ?
Cette génération ne doit pas entrer dans le jeu du marketing et être la complice de la sur-séduction, car cela incite à l’achat de quelque chose dont nous n’avons pas besoin et qui étouffe le monde. La partie intelligente de la production humaine s’appelle la dématérialisation. C’est-à-dire qu’autour de nous notre production intelligente augmente la qualité, augmente la puissance, augmente l’intelligence tout en faisant décroître la matière. Il y aura de moins en moins de matière et de moins en moins d’objets. Heureusement, parce que plus il y a de matière, moins il y a d’humanité. Aujourd’hui, un designer doit penser à des services immatériels ou à des objets à condition qu’ils offrent un véritable service à la communauté, qu’ils soient utiles et durables, pensés dans des matériaux intelligents.
Et à l’inverse, au regard de votre carrière et de votre notoriété, ressentez-vous une pression d’être un ambassadeur du design ?
Le design est juste un moyen faible d’exprimer des idées et des concepts. Cependant je suis conscient, en tant qu’être humain, de mon devoir de transmission, de mon rôle dans l’histoire et l’évolution de l’humanité.
Comment sourcez-vous les jeunes talents ?
Pour être honnête, je ne m’intéresse pas du tout au design. Je travaille seul de douze à quatorze heures par jour, en restant concentré sur des sujets compliqués. Donc je n’ai pas le temps de regarder ce que les autres font. Pour cette édition des Rising Talent Awards, à laquelle je suis honoré d’avoir été invité en tant que président, j’ai eu l’occasion de découvrir des jeunes designers à travers la sélection du jury. J’ai choisi Athime de Crécy, qui a travaillé dans mon agence et qui possède une grande et rare singularité.
Votre agence comprend un département en design et un autre en architecture. Comment fonctionnez-vous avec vos équipes ?
Ayant une longue carrière, j’ai la chance d’avoir un réseau Starck, que nous appelons le Starck Network, très diversifié et fort, regroupant différentes expertises. Je dessine tout moi-même, seul, au milieu de la forêt et des dunes, et ma formidable équipe de « Formule 1 » développe sur ordinateur. Il s’agit d’une équipe minuscule, composée de quatre personnes en design et d’un peu plus en architecture. Nous travaillons en moyenne sur 250 projets par an. Cela veut dire que je travaille et que nous travaillons tous beaucoup.
Comment le sourcing, point fort de l’agence, est-il organisé ?
Je ne suis ni designer ni architecte. Je suis un explorateur qui explore un peu de tout. Ensuite, j’ai des choses à raconter. Toute ma vie, j’ai travaillé avec des matériaux intelligents. Des matières issues de l’intelligence de l’homme, quelles qu’elles soient, pour ne pas avoir à utiliser uniquement les matériaux issus de la nature, parce que les matières naturelles sont des matières vivantes. La recherche de nouveaux matériaux est constante, pour plus de durabilité, plus de produits biosourcés. C’est un défi que nous avons relevé par exemple avec Kartell ou encore avec la recherche d’un contreplaqué moulé, en trois dimensions, que nous avons fait avec Andreu World. Au-delà des matériaux, il y a de bonnes marques qui inventent et font des produits de qualité, intelligents. En général, ce sont celles avec lesquelles nous travaillons.
Comment fonctionnez-vous dans le suivi des projets ?
La réalisation d’un projet, du concept à sa matérialisation, prend en moyenne de cinq à dix ans en architecture, et environ de deux à quatre ans en design. Avec mon équipe, je suis toutes les étapes, dans les moindres détails – car le diable est dans les détails. En architecture comme en design, un bon design se joue souvent au dixième de millimètre près.
Comment garantissez-vous en interne une signature Starck avec une nécessaire délégation dans la réalisation de projets (pour les produits comme pour les aménagements) ?
Les principes fondamentaux sont : la créativité, la vision la plus élevée, la vision la plus lointaine pour cette créativité, l’honnêteté absolue et le travail, le travail, le travail, le travail. Et essayer d’être bon, d’être une bonne personne, d’être toujours dans l’élégance – non pas vestimentaire – mais du rapport aux autres. Le projet n’est que le résultat de l’élégance dans les rapports entre les partenaires pendant tout le processus.
Comment l’équipe est-elle recrutée ?
Nous recevons des candidatures régulièrement, et dès lors que nous avons un besoin, je contacte directement les designers dont les profils m’intéressent. Pour ce qui est des autres domaines d’expertise, c’est ma femme qui s’en occupe.
Quelle fidélité existe-t-il avec ceux qui partent se mettre à leur compte ensuite ?
Tout créateur a une responsabilité, et fréquemment il finit par voler de ses propres ailes un jour ou l’autre. Aujourd’hui, je suis content de voir le travail que proposent d’anciens collaborateurs et d’anciennes collaboratrices dont les réalisations rendent de réels services à leur communauté, tels que Matali Crasset, Ambroise Maggiar ou encore Athime de Crécy.
Du 7 au 11 septembre, Fien Muller et Hannes Van Severen sont les Designer(s) Of The Year 2023 au prochain Maison&Objet. En une douzaine d’années, ils ont su développer un langage stylistique unique qui bouscule les codes du mobilier. Une exposition-cocon sur le hall 7 à Paris Nord Villepinte offre une plongée dans leur culture flamande et leur imaginaire.
Quand on les voit en photo, leur nonchalance et leur aisance appelle immédiatement l’image du couple Bogart-Bergman dans Casablanca. C’est pourtant de Evergem, petite bourgade oubliée en lisière de Gand, dans un studio ouvert sur la nature, qu’ils dessinent leurs projets. Ils se sont rencontrés à l’Académie des Beaux-Arts de Gand où Hannes se forme à la sculpture et Fien à la photographie. En 2011, ils débutent leur collaboration dans un réel partage d’une culture nourrie d’arts visuels, de photographie et de design. Dans leur stand ils ont souhaité recréer le paysage figurant les éléments principaux de leur quotidien : l’atelier, la maison, le jardin. « Trois îlots recomposent au milieu des allées du salon, notre petite oasis dans le désert d’Evergem, explique Fien Muller. L’exposition agit comme une installation globale et immersive où nos pièces existent comme autant de petites entités autonomes. Elle est un miroir de notre intérieur mais aussi de notre esprit. »
Et leur esprit est fait de lignes droites et d’angles droits à l’image du Poème de l’angle droit. «C’est à l’intérieur des limites imposées par l’objet que notre créativité s’exprime le mieux explique le couple. Le champ des arts peut sembler effrayant tant il est vaste et riche de possibilités.»
Des meubles-sculptures
Comme dans une bulle suspendue, leurs meubles-sculptures, comme autant de micro-architectures indépendantes, se répondent et invitent à une expérience sensorielle de l’objet. Avec les bleus, rouges, verts et jaunes vifs ils font directement référence à Piet Mondrian et au groupe De Stijl. Dans la collection Future Primitive, ces couleurs se répètent imposant le style Muller Van Severen. On ne parle pas design mais style, à la française. Les étagères de différentes hauteurs et configurations incorporent des transats ou des luminaires sur pied, pour faire lampes de lecture. Les lignes ne sont pas simplistes mais simples, les couleurs vives, ludiques, joyeuses. « Grande source d’amusement ». Les armoires murales en acier de la série Wire ou les bancs et cabinets Alltube réconcilient le tout-venant avec l’aluminium, matière exceptionnelle.
De Bitossi à Hay
Leurs actualités témoignent d’une vive création. 2023 verra une série de vases pour Bitossi présenté à Milan au Salone Del Mobile ; ainsi qu’une lampe de lecture pour valerie_objects. Les tapis March et July qui ont fait fureur à Milan, sont en exclusivité française sur Maison & Objet. Leur surface s’inspire des différents stades de tonte naturelle des moutons et dévoile une méthode de production unique où le berger doit faire preuve d’une maîtrise exceptionnelle pour dégager les 80 kg de laine qui peuvent habiller la bête. « Couleur, goût, odeur, peuvent déclencher des émotions puissantes », explique le duo. Une nouvelle production pour la marque danoise Hay vient enrichir une coopération remarquée.
Réminiscences
Leurs objets s’exposent autant qu’ils s’éprouvent et trouvent leur juste place dans des décors de rêve comme à la Villa Cavrois à Roubaix en 2020 pour l’exposition « Design ! » dans le cadre de Lille Métropole 2020, Capitale du design. Chez valerie_objects, leur mobilier ressemble au mobilier d’école que l’on trouvait dans les années 90 dans les réfectoires. Simples, en bois – bouleau, chêne, cerisier et noyer massif peint – et métal avec des tables rondes, ovales ou en rectangle passant de 150 cm à 240 cm. Les tables se complètent de l’Alu chair en aluminium qui convient aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur grâce à un traitement à la cire d’abeille et une laque de protection contre les UV mais pas d’anodisation. La structure en aluminium brille de mille feux et les assises et dossiers en couleur confèrent à la chaise son esthétique si particulière.
Une certaine maîtrise de l’aluminium
L’aluminium est naturel comme il l’était dans le travail de Maarten, figure tutélaire du père décédé trop jeune, laissant ses dessins à explorer et fignoler. A l’instar de Maarten Van Severen, leurs objets ont une portée de silence, en résonnance avec l’espace. Ils sont installés dans des lieux parfaitement vides, plus comme un signe que comme une écriture. Ils se confrontent à la ligne de partage d’un sol et d’un mur mais aussi à la fenêtre et à la possibilité d’horizon, sont l’expression la plus simple de leur fonction. Adapté aux nouvelles contraintes de la construction, leur aluminium est simplement ciré. Si Maarten Van Severen était réfractaire à l’idée d’un style, Muller Van Severen a fait de ses lignes droites une esthétique qui s’inscrit dans la durée.
Leur chaise Allu se cogne aux couleurs de leurs rangements, tables et chaises. C’est une percussion symphonique. Le Pillow Sofa rallie tous les fans de coussins ceinturés comme le Duo Seat, un siège de conversation. Peut-être ont-ils vécu ce moment pour si bien le retranscrire ou peut-être ont-ils trop traîné dans les musées viennois pour lui donner la contemporanéité du 21e siècle… Une mise en abîme à la Wes Anderson, brodée à quatre mains qui donne le vertige. La finitude des choses n’en finit pas de planer sur les collections de Muller Van Severen.
Rencontrer Jean-Baptiste Fastrez, c’est plonger dans un univers polysémique, riche en faux-semblant et en détournement des codes. De ses associations impensées naissent des objets qui nous sont pour autant familiers. Dans cette époque « disruptive », c’est la subtilité géniale de l’écriture de ce designer : à l’inverse d’un Magritte qui voudrait nous rappeler ce qu’est ou n’est pas la réalité, il nous propose des objets conteurs d’histoires, qui convoquent des images sans trahir leur usage.
Jean-Baptiste Fastrez fait partie du club prisé des « Ensciens » : en 2010, il sort de l’école de création industrielle en décrochant les félicitations du jury… après s’être accordé un an de césure de stage à l’agence de Ronan et Erwan Bouroullec. Comme il l’indique volontiers, autant dire qu’il a été formé dans la rigueur, l’exigence de la forme adéquate et de la qualité, qui ont marqué sa façon de travailler. Il a rejoint ensuite leur agence quelques années, avant de voler de ses propres ailes en ouvrant son studio en 2012. Il collabore depuis régulièrement avec différents éditeurs, institutions et galeries comme Moustache, Kreo, la Manufacture de Sèvres, Kvadrat, le CIRVA ou Tai Ping… À l’image du hamac Quetzalcoatl, certaines de ses créations ont intégré les collections permanente du CNAP, du Centre Pompidou et du musée des Arts Décoratifs de Paris.
Son envol ? Il le situe précisément au Grand Prix de la Design Parade de 2011 : « Mon parcours aujourd’hui ne serait pas ce qu’il est sans la Design Parade. Enfin l’accompagnement de la Villa Noailles dans son ensemble. Ça m’a tout apporté. » En effet, durant le festival, il rencontre Stephane Arriubergé, fondateur de Moustache, avec qui il démarre rapidement une collaboration toujours prolixe. Il y reçoit aussi une dotation de la galerie Kreo, qui édite son projet. Il y noue des contacts avec Tai Ping, le Centre George Pompidou…: « c’est un endroit pivot, notamment pour des rencontres informelles. C’est aussi un lieu qui m’a soutenu dans les premières années, avec des missions qui étaient des apports financiers non négligeables à l’époque. Quand on rentre dans le système, il y a un côté très famille, on est accompagné. Ce réseau vous suit et vous donne de la visibilité. » La fidélité va dans les deux sens : dans le cadre cette année du centenaire de la Villa Noailles, il fait partie des trois finalistes retenus pour la réalisation d’une installation pérenne dans les jardins, le lauréat sera designé fin juillet.
Une histoire de chaînon manquant
Que Jean-Baptiste Fastrez réponde à cette commande artistique n’étonne pas : son travail est marqué par une certaine approche sculpturale de l’objet, proche dans d’une démarche d’art contemporain, mais avec retenue : « Il y a toujours ce risque de sortir du champ du design et d’être juste un mauvais artiste. Certains ont un côté disruptif, mais dans une foire d’art contemporain, quand on les replace dans les champs de l’histoire de l’art, c’est souvent une redite de ce qui a pu être fait dans les années soixante. » Mais il ne renie pas le caractère conceptuel qui nourrit son travail : « J’ai beaucoup créé de faux ready made, comme l’applique moto pour Moustache. On ne sait pas si c’est une visière de moto qui a été mise au mur ou un objet qui a été dessiné pour être en forme de visière de moto. »
C’est ce twist de la rencontre improbable qui donne une énergie particulière à ses conceptions : « J’aime bien diffracter les codes, fragmenter l’ADN d’un objet, pour le reconstruire dans une autre sens. » Le vase Scarabée est ainsi troublant : la section qui relie les parties en céramique reprend l’ élastique en « gros grain » propre aux masques de ski. Recherche-t-il le point médian ? Il nous répond plutôt chercher « le chaînon manquant entre deux éléments aussi éloignés que possible », et reprend l’exemple de la collection Vivarium éditée par la galerie Kreo et développée pour une exposition à Londres en 2019 : « être toujours au bord de la figuration m’intéresse. Je cherche à convoquer l’imaginaire en asséchant au maximum l’objet. J’aime cette frontière entre l’abstraction et la figuration. » Empruntée au vocabulaire stylistique de Charlotte Perriand, la table Crocodile de ce Vivarium reste dans la suggestion : avec ses bords en ogive, sa forme de calisson et la pierre verte, le crocodile émerge, ce qui ne serait pas le cas avec du marbre noir. De la même manière le miroir-serpent a les attributs du reptile, avec subtilité : « Il faut rester le plus simple possible pour garder un pouvoir d’ évocation. »
Narration et fonction
Étudiant, déjà, il n’aimait pas expliquer ses projets : « Je considérais que si l’objet n’était pas capable de parler lui-même, c’est qu’il n’était pas suffisamment abouti. » Car Jean-Baptiste Fastrez aime jouer avec les matériaux, les formes, les narrations, pour former jeux de mots avec les objets. C’est ce qui traverse l’ensemble de son projet : « J’aime bien que les objets parlent d’eux-mêmes. Pour ça j’aime convoquer les images que l’on a dans notre inconscient collectif et les manipuler. » La question de la narration traverse d’ailleurs toute sa production : « Je ne mélange pas deux choses abstraites, mais des idées qui parlent à tout le monde, qui ne sont simplement pas habituellement associées. J’aime bien emprunter des codes pour raconter une histoire, comprise par des gens qui ne vont pas forcément intellectualiser le design. J’aime mettre les objets dans un univers, comme au cinéma. »
Jean-Baptiste Fastrez, ses objets sont des formes de médias, en racontant une histoire, ils participent à la création d’une atmosphère dans un lieu. Ils assument une certaine présence. « Le précepte moderniste de la forme qui suit la fonction se traduit souvent par cette simplification d’aller vers le minimal, de réduire l’objet à leur fonction. Mon postulat c’est que la fonction des objets dépasse leur fonction première la plupart du temps : par exemple un miroir va servir plus à décorer un intérieur qu’à se regarder dedans, compléter une atmosphère, un décor, que simplement vérifier son reflet. » Dans cette perspective, la fonction décorative du miroir prévaut sur sa fonction de réflexion, mais attention, ce n’est pas pour autant qu’il ne faut pas être intransigeant sur la qualité du reflet. Il précise en souriant : « On est forcément construit par les partenariats dans notre carrière. Kreo a une rigueur implacable sur l’usage. On ne fait pas de tables dont le dessus va se rayer, les lampes doivent éclairer, les meubles doivent être solides… Je me reconnais dans cette conception d’objets en série limitée qui ne perdent pas de vue l’usage. »
Il aime faire des objets ludiques, mais n’essaie pas de faire des objets drôles : dans le jeu de références dans lesquelles il inscrit le produit, il se crée un dialogue, empreint de tendresse comme d’espièglerie, nourri d’un partage des codes de l’enfance, très libre, et détourné : le projet de la lampe Olo chez Moustache donne ainsi à voir sans imposer : « La forme a été imaginée pour recevoir des références : des détails vintage, futuristes, voire des codes de Disney. La force de l’objet est d’exprimer un twist sur sa typologie d’origine. » Pour Olo, la forme en double optique rappelle un regard : la lampe en devient un personnage, et convoque des codes aussi bien de pop culture que de culture classique. Le tapis Neon édité par Tai Ping fonctionne de la même façon : le trait géométrique s’inscrit dans l’exploration de références urbaines, mais évoque pareillement Star Wars et Dan Flavin.
Matière première
La question du matériau est centrale dans ses projets : une grande partie tourne autour du fait d’associer une forme avec un matériau qui n’est pas habituel. Ce peut être un levier très puissant pour générer quelque chose de surprenant « La matière est un élément de narration, elle parle de l’origine. Elle nous rappelle des environnements, des usages. » Ce sera particulièrement percutant dans l’exposition qu’il prépare avec Kreo pour le début 2024 , avec des nouvelles pièces faites artisanalement mais qui auront l’air d’être issues d’une industrie futuriste : « Cette exposition questionnera les modes de production, la réalité de ce qui est artisanal et de ce qui ne l’est pas : on pense souvent que les éléments artisanaux sont en terre cuite et en verre soufflé et les pièces industrielles en aluminium alors que ce peut être l’inverse. Par exemple, des pièces fraisées en alu peuvent facilement exprimer l’idée d’une production industrielle mais sont en fait souvent des pièces réalisées à l’unité dans des ateliers de toute petite échelle. »
Parallèlement à cette approche, l’exposition proposera une réflexion sur la croissance et la décroissance : « C’est très intéressant structurellement de mélanger cette esthétique de l’accélération vers le monde de demain, avec une autre esthétique, dominante dans notre société, qui est sur le ralentissement ; le retour à l’artisanat, aux savoir-faire. » Un programme pro-metteur. À la même période il proposera pour Concrete LCDA une collection et une scénographie valorisant une nouvelle formulation de panneaux en béton à partir de paille.
Mises en espace
Car la scénographie est aussi un terrain d’expression de Jean-Baptiste Fastrez : « C’est l’occasion de travailler en grands formats une narration. » À l’hôtel des Arts de Toulon, en 2021, il avait ainsi mis en espace des pièces de la collection de design italien du Centre Pompidou, avec à nouveau un jeu de sens : « Je suis parti en quelque sorte à la recherche du point médian entre de la muséographie dans un musée d’art contemporain et de l’architecture d’intérieur dans un hôtel particulier. J’avais un espace structuré, avec des pièces identifiées : bureau, salle de bains, chambre à coucher, etc. J’ai créé un principe de cimaises monochromes pour mettre en valeur cette évocation de fonctions traduites par les objets. » Pour les céramiques Ravel, en 2014, il investit une église désacralisée : « J’ai rempli l’église de pots autour du principe narratif du carroyage des fouilles sous-marines, soit la division en carrés d’une zone, ici matérialisée par des filets blancs. » Sachant qu’un balcon de l’église permettait une vue en surplomb, la présentation plaçait le spectateur dans la position d’un plongeur sous-marin et un fascicule nommait les pièces sous les codes d’une cartographie archéologique.
Dans un autre secteur, à Bordeaux, pour l’exposition « Paysans designers », il travaille des blocs végétalisés, tel un paysage morcelé, pour apporter le vivant dans le musée. Comme un rendez-vous régulier, en septembre, lors de la Paris Design Week, il présentera sa première chaise éditée avec Moustache ainsi qu’une collection de miroirs : « Avec Stéphane Arriubergé, on se retrouve toujours sur une envie de faire des choses différentes : Il est toujours là pour faire l’inverse de ce que l’on attend de lui ! » Et à l’automne, le Silmo dévoilera une nouvelle collection de lunettes qu’il a dessinées. Le designer se réjouit avec simplicité de cette actualité à venir : « Les gens consomment beaucoup les objets en images. Comme une chanson, une peinture: on regarde sans posséder. Avec les médias, les réseaux sociaux, mes objets vont être vus 99 % du temps en images plutôt que dans la réalité. C’est peut-être pour cela que j’aime qu’on les voie comme des objets extraits d’une narration.»
Jusqu’au 26 août, la galerie Kreo présente « Transformers », une exposition de Konstantin Grcic. Le designer exploite un dispositif de mesure de précision utilisé dans l’industrie automobile et aéronautique, détourné de sa fonction originelle. Il a ainsi créé une collection de neuf pièces, suspensions, lampadaires, liseuses, lampes à poser, tables qui s’ajoutent à quelques nouveautés milanaises à quelques jours de la Foire de Bâle où convergent les grands collectionneurs. Un magnifique prétexte de rencontre, pour s’attarder sur le parcours de ce designer intransigeant sur la forme.
Il fait partie des noms que l’on s’échange d’un air entendu, une fois que l’on peut se targuer de le prononcer correctement. Konstantin Grcic est devenu l’incontournable designer allemand à la rigueur exacerbée, à la manière d’un Richard Sapper ou d’un Dieter Rams. Quand on le rencontre, on ne peut qu’admirer son calme engageant, un calme qui se nourrit de la conjugaison de l’artisanat et de la technique. Formé à Parnham, une école privée du Dorset, avant d’intégrer le Royal College of Arts, trois années de collaboration avec SCP Ltd renforceront ses liens avec le Royaume-Uni. Chez lui, le perfectionnisme est essentiel. Une approche morale et disciplinée du design qu’il partage alors avec son directeur d’études, Jasper Morrison, d’à peine sept ans son aîné. Fonction, évidence d’expression, « utilisme » aiment-ils à dire (intraduisible en anglais). Il fait partie de ce groupe de designers qui dans les années 90 réintroduisent en Europe des relations de partenariat avec l’industrie et une nouvelle rigueur disparue dans les années 80.
Un dialogue continu
Depuis toujours, le bois l’inspire, recyclable à l’infini, mais il excelle dans le travail du métal, des plastiques qu’il utilise avec parcimonie, et des nouveaux matériaux issus de la recherche. Son cerveau garde en mémoire les œuvres d’art de la galerie de sa mère et l’ouverture d’esprit de son père. Il dessine dans une unique perspective de fabrication industrielle. Au RCA, il n’a pas pris part au foisonnement des formes arbitraires des années 80. Ses meubles sont conçus pour la production, ses luminaires aussi. Il favorise la relation homme-objet, ce que Marcel Breuer appelait la « générosité conceptuelle » et partage une vision écologique du design que SCP et Cappellini apprécient. Les fabricants connaissent leur marché et il dialogue avec eux – avec ClassiCon (connu pour les rééditions d’Eileen Gray) ou la firme Authentics qui entretenait un réseau impressionnant de petits fabricants européens ou du Sud-est asiatique (métal/Allemagne, plastiques/Taïwan, verre/Chine, bambou/Inde).
En ouvrant son studio en 1991, il débute des collaborations internationales avec Driade, Flos, Krups, Montina, Moormann, Moroso, ProtoDesign, Whirlpool… En 1998, sa baladeuse en polypropylène MayDay éditée par Flos, entre dans la collection permanente du MoMA et rafle le Compasso d’Oro.
Le bon design est celui qui peut s’expliquer au téléphone. Il effile les épaisseurs et inverse les logiques de masse. À Euroluce, sur le stand Flos, le Black Flag, se déployait comme un grand bras sur 3,50m, non pas pour faire de l’ombre mais créer de la lumière. Ses luminaires ont suivi les transformations de l’industrie électrique qui doit appliquer des mesures de sécurité de plus en plus drastiques sur une planète en danger. Usage et recyclage aujourd’hui vont de pair. Et il se réjouit de voir aujourd’hui la baladeuse May Day, transformée en luminaire d’extérieur grâce au progrès des techniques d’étanchéité.
De l’industrie à l’expérimentation
« Il n’y a aucune relation entre le Black Flag de Flos et la collection Transformers de Kreo. Ce projet est beaucoup plus vieux. ‘Black Flag’ a commencé en matériaux bruts et a fini en profilé d’aluminium. Ce qui était nécessaire d’un point de vue ingénierie. » Le Flag est une lampe commerciale (Flos), les Transformers qui ne se transforment pas, sont des modules subversifs, des catalyseurs qui s’inscrivent dans une autre idée, comme des envahisseurs sociaux. Le spot microscopique, aimanté sur la structure en métal, (le son de la connexion est magique !) n’est pas de sa création, mais il l’utilise. Idem pour le profilé. « Il existe. Je l’utilise ». C’est un profilé en Alufix, de l’industrie automobile qui permet de mesurer la résistance de chaque point du véhicule pour renforcer le squelette du véhicule. Les industriels mesurent ainsi la précision du point de pression du métal pour faciliter la fabrication des portes, la prise en main par le robot et la pose sur un autre poste de fabrication. « Cette entreprise, à côté de Hamburg, fait des ‘precise measure gigs’ qui devient alors comme un Lego en argent. C’est un pattern, un modèle. »
« En 2018, le projet était déjà clair avec la galerie Kreo. Mais avec le Covid, tout a été décalé, reporté, on a dû essayer d’autres choses. Je voulais faire une lampe ‘big and heavy’, grande et lourde, avec des chaînes, impressionnantes, pas dans le poids mais lourdes comme une croix, … grand mais différent… et nous avons fait la table avec ce profilé qui nous a permis de faire des typologies très libres. En mobilier, ce n’est pas si facile de faire une table qui ne ressemble pas à une table. En luminaire, cela ne ressemble pas à une lampe mais c’est une lampe avec des typologies plus folles (qui n’ont pas de sens). (…) Puis, la pandémie est arrivée et la première lampe fut celle-ci, la petite. On ne peut pas en changer la hauteur, juste les lampes et leur orientation pour plus d’élégance. La société qui les fabrique ne fabrique que pour les vitrines et les musées. Dans les vitrines, elles sont invisibles et ne font que pointer de leur rais de lumière, l’objet que l’on doit découvrir. Elles équipent quelques vitrines du Louvre par exemple. On ne peut pas en rajouter tellement parce qu’il faut faire courir les câbles d’alimentation dans les tubes. Il y a autant de lampes que de câbles. On a joué avec cette mécanique à contrôler. On célèbre ici la beauté de la matière comme un insecte sur une branche, des fourmis ou des coccinelles. 48 lampes sur la ligne. Dans un aspect technique c’est une performance pour éclairer une table, un plan de travail ou une étagère parce qu’on peut diriger les rayons. »
Au Salone del Mobile, il présentait chez Magis, du mobilier d’extérieur avec une couverture en cours mise au point avec Hella Jongerius. « Il va falloir encore une année pour la finaliser. » Nouveau rôle, il assure la direction artistique chez Mattiazzi. Il a dessiné le stand et fait le choix des designers sur le projet du Cugino en chêne à décliner dans d’autres bois. « C’est un travail très différent. Ce n’est pas moi qui dessine. Mais c’est très important pour les petites entreprises aujourd’hui de trouver leur voie vers un juste futur. C’est une toute petite entreprise avec un turnover de 5 millions d’euros et seulement 50 personnes. »
Design et mobilité
Aujourd’hui, il travaille sur une exposition qui se tiendra à Paris en mars prochain, en coïncidence avec les Jeux Olympiques, sur le sport et le design. Il est commissaire et gère la scénographie au Musée du Luxembourg, sous la direction de Fabienne Charpin-Schaff et avec la Réunion des Musées Nationaux. Parmi les domaines qu’il a rarement abordés on compte les sujets sur la mobilité : la bicyclette, le bateau… « Des domaines où il faut de bons partenaires parce que la mobilité fait partie de nos vies. Il faut pouvoir bouger. Le confinement a été suivi avec obéissance parce qu’on avait tous peur d’un danger invisible qui a immobilisé le monde. Les chaînes de fabrication ont été mises sur stop avec stupeur mais il faut se réjouir aujourd’hui du succès de ce confinement et continuer à penser un design plus écologique et réversible. » Bienvenue dans l’ère du capitalisme distribué et de la troisième révolution industrielle au sein d’une économie de partage en réseau ! En attendant 2024, entre chandeliers du Moyen Âge et vaisseaux du cyberespace, laissez-vous fasciner par ces ‘Transformers’ exposés à la galerie Kreo.
À la Stockholm Furniture Fair, Philippe Malouin avait le regard joyeux et fier de celui qui a tenu bon et relevé le challenge. Et pour cause : trois ans ont été nécessaires pour finaliser Chop, la première collection outdoor de Hem. Rencontre avec un designer qui collectionne les prix depuis sa sortie d’école, qui a aujourd’hui trouvé son équilibre entre une activité de création industrielle et un travail plus exploratoire en galeries.
Ce portrait est à retrouver dans le numéro 215 d’Intramuros.
Est-ce votre formation à la fois très académique et atypique en design qui vous a donné l’envie d’explorer différents territoires du design ?
J’ai débuté mes études à l’université de Montréal avec un bachelor en design industriel. J’y ai appris les bases strictes du design. Par la suite, grâce à une bourse obtenue auprès du gouvernement, j’ai intégré l’ENSCI où j’ai travaillé sur différents projets. Et j’ai enchainé à la Design Academy Eindhoven au département « Man and Living ». C’est là que j’ai pris conscience du cursus que je voulais suivre, celui de nouvelles interprétations des objets avec lesquels nous vivons. J’ai aussi été directeur artistique de l’agence Post-Office où je travaillais le design d’espace pour des clients comme Aesop ou Valextra. Mais depuis plus de cinq ans, je me concentre uniquement sur les objets et meubles.
Entre Montréal, Paris et Londres, pourquoi avoir choisi la capitale britannique ?
Avant mon diplôme, j’ai fait un stage chez Tom Dixon qui m’a offert un poste à temps partiel juste après mes études. J’ai ainsi pu développer les projets que j’avais commencé dans son studio de création. J’ai emménagé à Londres en 2008, et ce n’est que quelques mois plus tard que j’ai ouvert mon propre studio afin de me concentrer sur des projets plus personnels. À cette période, cette capitale était l’épicentre d’un mouvement « DIY » très londonien. Il y avait une véritable effervescence autour d’idées nouvelles de designers tels que Max Lamb, Studio Glithero, Peter Marigold, Study O Portable ou encore Alexandre Taylor. L’ambiance était à l’inspiration ! Et quelques années plus tard, en 2013, le Royal College of Arts m’a offert un poste de tuteur en Master Design Produit. J’ai rejoint tous ces designers qui faisaient alors partie du corps enseignant. Cette expérience a aiguisé mon sens critique et le questionnement que je porte à mon propre travail, qui évoluait vers une production de masse.
Comment envisagez-vous votre travail ?
Je suis un designer industriel de formation, et je me suis spécialisé dans la création de meubles et de luminaires. Les tendances ne font pas partie de mon processus de création. C’est la durée de vie de l’objet qui m’intéresse avant tout. Je suis convaincu qu’il faut se concentrer sur la construction des pièces d’un produit, en utilisant les matériaux appropriés, pour le rendre performant. De cette façon, mobilier et luminaires perdurent et conservent leur valeur dans le temps, le but étant d’éviter une fin de vie dans des sites d’enfouissement.
Chaque projet est toujours différent. Je collabore parallèlement avec des éditeurs sur des projets de production de masse, et avec deux galeries d’art, The Breeders à Athènes et Salon 94 à New York, pour lesquelles je conçois des objets plus conceptuels. Elles m’offrent la possibilité d’explorer formes et matériaux beaucoup plus librement. Et ce type d’expérimentation est souvent un tremplin pour développer des langages destinés aux industriels. Mais il m’arrive aussi de travailler de manière plus classique, en 3D, en dessinant à main levée ou en concevant des maquettes.
Quels sont vos projets les emblématiques ?
Emblématiques, je ne sais pas, mais mon fauteuil Mollo pour Established & Sons m’a fait connaître dans le monde de l’édition. Conçus pour Resident, les tables et tabourets Offset ont été très populaires, et la collection d’assises Group réalisée pour SCP a reçu beaucoup d’attention sur le plan mondial. Si la fonctionnalité est toujours le point de départ, l’élaboration esthétique va de pair.
Quel est votre rapport à la matière ?
Je n’ai pas de matériau de prédilection. Avant tout, j’aime explorer des matières qui me sont inconnues. Pour le milieu de l’art, j’ai la chance de pouvoir expérimenter la matière à la main, chose qui se fait rarement en édition. Pour l’exposition « Steel Works » (The Breeders, Athènes), c’est l’acier que j’ai manipulé. J’ai appris à souder, à couper, à polir pour mettre en forme mes objets. Mon assistant et moi avons réalisé à la main toutes les pièces.
C’est en travaillant différents matériaux que je les comprends mieux. De cette manière, je suis en mesure de faire de meilleures propositions dans leur utilisation en devenir. Mon rapport à la matière est très instinctif. Quand je la façonne, je crée immédiatement, sans aucune réflexion préalable. Je découvre ainsi des caractéristiques ou une esthétique particulière. Et ces découvertes peuvent rester « on the shelf », avant de refaire parfois surface lorsque l’on me demande de réaliser un produit particulier.
Quelles sont les designers que vous estimez les plus inspirants ?
Impossible de ne pas citer Ray et Charles Eames. Leur bureau de design a littéralement révolutionné la production industrielle du mobilier que l’on connaît aujourd’hui. Des coques d’assises ultralégères au plywood moulé en 3D, leur travail est sans doute le plus influent de tous les temps. Il couvre à la fois le design industriel, mais aussi l’architecture, la scénographie, bref, la liste est sans fin.
Pour ce qui est d’un designer contemporain, Jasper Morrison est le plus important à mes yeux. Son travail, durant ses années d’étudiant au Royal College of Arts, est aussi percutant aujourd’hui qu’il ne l’était en 1985. Il y a, dans tout ce qu’il dessine, une intemporalité et une fonctionnalité indéniables. Son style traverse les périodes parce qu’il n’a jamais suivi les modes et parce que les matériaux utilisés sont toujours cohérents. Jasper Morrison possède un goût parfait.
Des projets en devenir ?
Hem vient de lancer à la Stockholm Furniture Fair une toute première gamme de mobilier d’extérieur. Cette collection qui s’appelle Chop comprend des assises et des tables pour le momen, réalisé en acier inoxydable, des produits durables et imaginés pour rester dehors toute l’année dans des conditions extrêmes, résister à des vents violents par exemple, c’est pour cela aussi que j’ai choisi l’acier et pas l’aluminium, la chaise pèse autour 7 kg, elle est extrêmement stable. J’ai notamment travaillé la forme et les piétements pour qu’elle puisse être utilisé aussi bien sur une terrasse, que sur la pelouse ou dans le sable sans un effet d’enfouissement et de bascule.
C’est une collection qui s’adresse aussi bien au secteur du contract qu’au résidentiel. Nous avons mis trois ans à aboutir, et nous en sommes très fiers. Ils nous ont fait confiance. Sinon, je n’ai jamais travaillé avec des éditeurs français, qui sait ? Peut-être cette collection que l’on va bien présenter à Milan leur montrera notre capacité à « faire » !
Depuis 2002, Taf Studio n’a de cesse de conjuguer processus artisanaux et industriels dans le développement de leurs projets. Basé à Stockholm, le binôme travaille à l’échelle internationale tant en design produit qu’en architecture d’intérieur. Lors de la dernière Stockholm Design Week, Taf Studio a présenté une nouvelle collection avec Artek et a exposé à la Auction House Bukowskis une série de piédestaux et de podiums. « Fundament », un hommage à la fonction et à l’humilité, mettait en lumière des éléments de présentation à nu, un clin d’œil à l’interprétation des codes revue par le duo. Rencontre avec Gabriella Lenke et Mattias Stahlbom, un studio prolifique qui met en avant toute la subtilité de la conception.
C’est au cours de leur cursus en architecture d’intérieur et design de mobilier, à l’école d’art Konstfack, que Gabriella Lenke et Mattias Stahlbom se sont rencontrés. En partant du constat que tout ce qui les entoure a un impact sur la vie quotidienne, ils accordent une grande importance à la qualité de fabrication, aux détails, aux couleurs, voire aux textures qui interagissent sur l’environnement. Remportant un concours pendant leurs études, ils décident de travailler ensemble et fondent Taf Studio dé à l’issue des examens de fin d’études.
L’esprit du design scandinave
Quand on leur demande les spécificités du design scandinave, ils évoquent l’infiuence de certains éléments naturels sur la création : « Les conditions géographiques, le manque de lumière en hiver, le bois environnant utilisé de manière intensive ont façonné un style scandinave qui reste très varié et influencé par le reste du monde. Le design scandinave conserve une pertinence dans la création grâce à des valeurs sociales qui font partie de sa réputation. Notre production est, à notre sens, notre façon de comprendre et donc de contribuer au monde actuel, par le biais, notamment de changements subtils mais efficaces tant dans l’apparence que dans le fonctionnement des produits et des espaces. »
Processus créatif
Dans leur atelier, les étagères sont meublées de nombreuses maquettes de projets, à des échelles très variées. Chaque projet commence par une discussion qui permet d’établir un cahier des charges. Ils ont une prédilection pour le papier, et c’est lui qui va donner le la au processus de création. Il est à la fois support pour dessiner et construire modèles et maquettes : ‘Nous faisons aussi beaucoup de modélisation et d’impressions 3D. La phase la plus importante réside dans l’élaboration des modèles physiques et analogiques. Notre vision est avant tout inclusive, elle intègre fonction et esthétique. C’est une approche post-moderniste. Nous ne faisons pas de distinction entre espace et produit, dans le sens où nous intégrons l’espace dans la conception de nos meubles, et vice-et-versa. Bien entendu, la fonction reste primordiale. L’objet utilitaire est partie intégrante de notre pratique. »
Inspiration et créativité
Encore une fois, c’est le papier qui est leur source d’inspiration. L’observation est élémentaire : que ce soit celle des objets du quotidien, de l’héritage ou des connaissances des entreprises avec lesquelles ils travaillens contribuent à enrichir la créativité. : « Le Japon est une source d’inspiration forte, tout comme les réalisations du cinéaste Roy Anderson. Certains designers, comme Achille Castiglioni, Dieter Rams, Alvar Aalto, Jean Prouvé ou encore Enzo Mari nous ont transmis un héritage évident, mais nous nous tournons plus naturellement vert l’art et le septième art. »
Collaborations longue durée
Au départ, « comme nous ne sommes pas formés à l’entreprenariat, nous devions démarcher les éditeurs. Essuyer un refus est toujours compliqué à gérer…. Depuis, cela fonctionne dans les deux sens. Nous entretenons de bonnes relations avec quelques grandes entreprises. C’est surtout à partir de briefs que nous travaillons. Mais nous sommes force de propositions et à l’origine de projets divers. C’est sans doute le meilleur combo, en termes de stimulation et de créativité. Nous évoluons alors différemment. » Ils ont construit des collaborations durables avec Artek et Muuto. Mais travaillent aussi avec Svenskt Tenn, Gärsnaäs, Fogia et String Furniture, sans compter des projets en devenir avec de nouvelles marques.
Ils ont aussi été sollicités par le Copenhagen Design Museum et le Musée National de Stockholm : « Pour le second, nous avons conçu du mobilier, et nous étions en charge de l’architecture intérieure du nouveau restaurant, avec la réalisation des arts de la table en prime. «
Une question de matériau
Leur production est marquée par un travail des matériaux rigides. « Nous nous intéressons surtout aux matériaux « classiques » comme le bois, le verre, l’acier et l’aluminium, sans doute par tradition scandinave. Nous nous intéressons aussi aux matériaux innovants, mais pour le moment, nous avons du mal à leur trouver suffisamment de durabilité pour les utiliser. Par ailleurs, nous prenons en compte le savoir-faire de nos clients qui travaillent surtout ces matériaux « classiques » .» Mais ils se tournent aussi vers les matériaux souples : « Nous avons exploré le textile pour la création de canapés et de tissus d’ameublement, ce qui nous a fait plaisir. Mais le manque de précision de ce matériau souple rend la tâche plus compliquée qu’avec une matière dure. Cela dit, nous aimerions vraiment développer le sujet.»
Des projets emblématiques
La chaise Atelier pour Artek a été un projet fort dans leur parcours : « Elle a été conçue pour le Musée National de Stockholm, dans le cadre de sa rénovation. Il s’agit d’une assise à la fois universelle, empilable et polyvalente, donc intemporelle. Nous avons aussi dessiné une lampe de bureau en bois, réalisée avec des matériaux simples. Ramener l’esthétique à l’essentiel est ce à quoi nous tendons. Nous traitons chaque mission de manière unique, mais un fil rouge les relie toutes, c’est une sorte de signature puisqu’elle découle de notre fonctionnement. »
Cette dernière décennie, beaucoup de créateurs et entrepreneurs, notamment français, se tournent vers le Portugal. Cet engouement interroge… Qualité de vie, entreprises en plein croissance ? Le design portugais forge peu à peu son identité, et s’expose, comme on a encore pu le constater au dernier Maison & Objet. Et c’est en partie à Toni Grilo que l’on doit cette visibilité. Designer et directeur artistique, il s’attèle, depuis 10 ans, à faire connaître les savoir-faire de ce pays. Parcours d’un designer engagé.
Né à Nancy en France en 1979, diplômé de l’Ecole Boulle en 2001, Toni Grilo a choisi de retrouver ses racines en s’installant à Porto, grande ville dans la région du nord où sont localisées la plupart des industries de l’ameublement. D’autres amis et collaborateurs designers ont fait de même, Noé Duchaufour-Lawrance, Gabriel Tan, unis par le désir de valoriser l’artisanat local en ouvrant boutiques et galeries, tout en portant un autre regard. « Mais il faut travailler dur pour se faire accepter en tant que designer. Ce n’est pas encore une démarche intégrée dans la culture portugaise » explique-t-il. À ses débuts, il proposait ses dessins aux fabricants traditionnels, mais le courant ne passait pas. Avec le temps et de la persévérance, la connaissance pointue du terrain des techniques et des matériaux, il a initié des collaborations en tant que directeur artistique, avec des entreprises en demande d’ouverture afin de leur proposer une autre perspective économique, plus haut de gamme (Sofalca,Riluc).
Un attrait pour le liège
En 2014, il sollicite Sofalca, une manufacture familiale, comme souvent au Portugal, spécialisée dans la transformation du liège noir depuis 1966. À partir de ce matériau naturel un peu ancré dans les seventies, l’entreprise fabrique bouchons, parquet, chaussures, casques… De ce qu’il reste de l’arbre, les branches d’un côté, le bois de l’autre, est chauffé avec de l’eau à 400° puis injecté dans des moules. On obtient des blocs de liège expansé épais beaucoup plus légers devenus, par effet de la chaleur, plus foncés. À partir de cette nouvelle innovation en liège noir, 100 % recyclable à l’infini, s’en est suivi le lancement de BlackCork, une marque qui développe du mobilier design. « Toutes les formes sont arrondies à cause de la fragilité de la matière. Je refuse d’y ajouter de la colle ou de la résine. » L’autre marque promue par l’entreprise, Gencork, conçoit des panneaux acoustiques et isolants aux formes génératives et design futuriste, destinés aux architectes.
Construire un dialogue
Intermédiaire entre le dessin et le fabricant, Toni Grilo souligne que la gestion et la démarche, dans le processus de création et de fabrication, auprès des industriels portugais, sont très différentes de celles qu’il a vécues en France. « Il faut aller voir les gens, prendre le temps de déjeuner avec eux, les mettre en confiance, faire passer le côté convivial avant tout, » raconte-t-il. En cherchant à développer un design qui n’existait pas au Portugal, il reconnaît qu’il y a encore du chemin à faire. Il suit également de jeunes designers auprès desquels il prodigue conseils et recommandations. « Dès la conception, on doit maîtriser les techniques (machines, propriétés des matériaux), un peu comme un cuisinier qui doit connaître les aliments avant d’élaborer une recette. Je construis un dialogue afin de faire le projet en commun. En revanche, je ne suis pas un agent, mais designer et directeur artistique qui accompagne les marques et les créateurs dans leur démarche. »
Transmettre l’identité portugaise
Son travail personnel puise ses inspirations dans les classiques du design et l’artisanat portugais. Il y revient aujourd’hui, en grand praticien des matériaux, depuis la création de la lampe Marie (2012), lancée avec David Hayman, une forme commune déclinée en marbre de Carrare, aluminium poli, liège, ou pour le même éditeur la collection Dartagnan en bois et cuir. Chez Riluc, le Many Wordls sofa est devenue une pièce sculpturale iconique produite en édition limitée comme le Bibendum lounge chair en 2019, tandis que le tout nouveau Elixir bar trolley, met en exergue la beauté de l’acier et du verre.
Quant à la petite chaise Canoa tout en bois brut redessinée par Toni Grilo, elle est un modèle très courant au Portugal, emblématique du design populaire anonyme. « Ce qui m’intéresse c’est la relation humaine que je tisse avec les personnes que je rencontre; une fois que j’ai réalisé une pièce même complexe, je passe à autre chose et c’est oublié ». Porte-parole du design portugais avec une oœuvre prolifique, très aboutie dans la compréhension et l’appropriation des formes et des matériaux, Toni Grilo transmet avec générosité et simplicité son savoir-faire pour que perdure l’identité du design portugais.
La créatrice néerlandaise Linde Freya Tangelder détourne les éléments architecturaux, les matériaux ou les techniques de construction pour imaginer ses œuvres. Entre art et design.
Installée entre Bruxelles et Anvers, Linde Freya Tangelder s’est formée à la Design Academy à Eindhoven, référence en matière de créativité de l’art design, très en vogue en Belgique. Elle fonde son studio en 2014 puis sa marque, Destroyers/Builders, laissant venir à elle les occasions. Depuis qu’elle a été élue Designer de l’année, en 2019, de belles collaborations ont mis en lumière son travail. Avec Valerie Objects, elle crée le canapé modulaire Assemble et l’étagère en aluminium Etage, en édition illimitée. Sollicitée par la marque de luxe Dior, elle participe, en 2020, parmi un panel de designers de renom, au projet de réinterprétation de l’emblématique chaise médaillon. Mais c’est l’italien Cassina qui la propulse sur la scène internationale, lui offrant la possibilité d’éditer du mobilier signature. L’éditeur italien va plus loin, proposant son mécénat pour son exposition personnelle à la Carwan Gallery à Athènes début 2022.
Mais la jeune artiste, plus habituée à la liberté d’expression de la prestigieuse école d’Eindhoven et à son ouverture vers les pratiques concrètes des matériaux, doit se confronter aux contraintes de la production industrielle. Au Salon de Milan 2022, Cassina présente trois poufs et une table basse de la collection Soft Corners signée Linde Freya Tangelder, au même titre que les stars internationales Philippe Starck, Patricia Urquiola, les frères Bouroullec…
Les matériaux de construction comme moyen d’expression
Dans ses recherches sur la matière, la main de la créatrice exploite les techniques de la maçonnerie ou de la taille de pierre, jusqu’à obtenir des finitions à partir des formes architecturales abstraites, réminiscences du mouvement du modernisme. Les finitions brutes et polies à l’extrême des matériaux nobles ou plus communs transforment la volumétrie en objet tactile. Bois massif, fonte d’aluminium, verre soufflé et métal plié sont les matériaux vecteurs d’un paysage imaginaire conçu par l’artiste. Ces pièces de mobilier très abouties ouvrent le champ des possibles entre l’industriel et l’artisanal. Si elles ont une force incroyable, sculpturale, elles exaltent aussi une sensualité douce et résonnent implicitement avec les lieux désaffectés.
Une démarche que l’artiste a fondée avec Brut Collective, avec lequel, complice, elle partage les mises en scène soignées dans une vision commune de la scénographie et de la mise en valeur de leur travail respectif. Ces cinq artistes belges ont la même approche du design et de l’art, plus instinctive, plus organique, voire abrupte, détachée de toute fonction. En se regroupant, le collectif optimise ainsi les expositions en termes de location d’espaces et de logistique. Un moyen fort et intelligent pour acquérir de la visibilité et de la crédibilité à l’international.
Raphaël Navot semble être le « nouveau » designer que tout le monde s’arrache. Avant le monde, peut-être le Tout-Paris. Il livre début février l’Hôtel Dame des Arts, rue Danton dans le 6e arrondissement et sera le Designer de l’Année pour l’édition de janvier 2023 du salon Maison & Objet.
Il est né à Jérusalem en 1977. Diplômé de la Design Academy Eindhoven en design conceptuel, il s’installe à Paris dans le Marais et accorde architecture d’intérieur et design au moment où les matières premières nobles et les techniques de fabrication par l’homme sont au plus haut. Il travaille avec les meilleurs ateliers d’Europe et ses réalisations courent du night-club le Silencio, rue Montmartre à Paris, aux revêtements de sol End Grain pour Oscar Ono ou des tapis artisanaux pour la Galerie Diurne, rue Jacob, de l’Hôtel National des Arts et Métiers à Paris à la bibliothèque et la galerie d’Art du Domaine des Etangs à Massignac en Charentes.
Le Silencio
La première fois qu’Intramuros a écrit le nom de ce jeune quadra, Raphaël Navot, ce devait certainement être en 2011, lors de la rédaction du Paris Design Guide où une place non négligeable était accordée au Silencio, réalisé par David Lynch à la demande d’Arnaud Frisch et Antoine Caton, club culturel d’un nouveau genre, « une histoire de casting regroupant l’agence d’architecture Enia, le concepteur de lumière Thierry Dreyfus et le designer Raphaël Navot. »
Trois séries de mobilier originales étaient alors créées par David Lynch et réalisées sur mesure par la maison Domeau & Pérès. Le design, mais aussi le cinéma, l’art, les spectacles vivants, la littérature, la musique comme la gastronomie ont toujours leur place au sein de la programmation dédiée aux membres du Silencio de 18h à minuit. Au delà, le Silencio devient un night-club ouvert à tous et tous les trois mois, un artiste est invité à y réaliser un projet. Rue Montmartre, il faut descendre dans la cave, pour se retrouver chaleureusement enveloppé d’or, sur les murs, les plafonds, les meubles et les bars à cocktails derrière lesquels s’activent quelques barmen insensibles à la faune nocturne du lieu… de Pharell Williams à Jean-Charles de Castelbajac, Virgil Abloh ou Agnès Varda. Tous se retrouvent là, dans des salles privatisées ou devant la scène où se joue, quart de queue et guitares vintage à l’appui, l’avenir de la musique. Comme un hommage au cabaret de Mullohand Drive, la scène ressemble à un ancien cinéma, encadrée avec des rideaux qui coulissent. À ses pieds, une piste de danse accueille les pas les plus sages comme les plus débridés. Un lieu où vivre des expériences originales.
Jouer Paris
L’Hôtel Dame des Arts qui ouvre le 1er février 2023, propose ce même type d’expériences mais à une échelle plus large. Les 109 chambres de l’hôtel, écrin 4 étoiles, portent en elles, l’esprit de la rive gauche et de la Nouvelle Vague. Inspiré par les philosophes, les artistes et les intellectuels du quartier, il déploie tout l’esprit de Saint-Germain-des-Prés. Dans ce bâtiment des années 50, l’hôtel conjugue chambres avec vue, rooftop à ciel ouvert, charmantes terrasses, jardin verdoyant, studio de fitness avec sauna, salles de réunion pas comme les autres. Un point de départ parfait pour explorer la capitale et l’art de vivre parisien. Avec son décor Nouvelle Vague, ses œuvres d’art et sa signature olfactive signée Arthur Dupuy, l’hôtel joue les jeunes premiers.
Lignes simples, formes graphiques, matières minérales et naturelles, il a sollicité les meilleurs artisans pour atteindre un résultat cosy et chaleureux. Loro Piana Interiors, Veronese, Cappellini, Oscar Ono ou Roche Bobois fabriquent pour lui. Le restaurant 39V, avenue George V et l’Hôtel des Arts et Métiers à Paris, l’Hôtel Belle Plage à Cannes ou la Bibliothèque du Domaine des Etangs en Charente, lui ont déjà livré leurs espaces. Tout a été fait ici sur mesure (à l’exception de deux chaises Roche Bobois, DOT et Identities). Le demi-cylindre cannelé en chêne massif qui recouvre certains murs des espaces publics et des chambres fait écho au sol en chêne noir carbonisé à la flamme et recouvert d’une résine protectrice. Un design chaleureux et bienveillant dans des chambres de 15 m2 pour les plus petites, avec lit Queen Size et chaque soir, cinéma privé à tous les étages à 21h et 23h.
Des rencontres
Le POH (Patchwork Oval Hemisphere), édité par Cappellini en 2014, est une pièce composée, mariant le fait-main, le fait par ordinateur et le fait à la machine. L’assemblage d’un volume chaotique, sculpté par une machine selon un modèle généré par un ordinateur, pour à chaque fois obtenir un objet unique qui ne peut être répété, un peu à la Gaetano Pesce. Conçu pour l’exposition « Post Fossile » dans le musée Holon, par Lidewij Edelkoort au printemps 2011, il a intégré la collection permanente de Cappellini. Chaque pièce est unique et découle de l’inversion du principe de conception. « La forme suit la fonction » devient « la fonction suit la forme ». Une révélation au Holon Museum, le célèbre musée complété en 2004 par Ron Arad d’une extension tout en acier Corten, un musée fondé par Moti Masson, maire d’Holon, (à l’initiative de la médiathèque, du centre culturel, du centre multimédia, du musée du design et du musée israëlien de la bande dessinée) et Hana Hertsman, directrice générale de la municipalité qui depuis 1993 cherchent à positionner Holon comme « La ville des enfants ».
Pour Pas de Calais, jeune marque japonaise créée en 2015 par Ykari Suda en hommage à la dentelle de Calais, qui développe ses propres textiles avec coton, lin et soie et une combinaison de teintures traditionnelles ou techniques de pointe, il signe une boutique parisienne rue de Poitou. Habitée par l’Arte Povera ou arte povera pour faire plus modeste, la simplicité des matériaux – bois fissuré, métal corrodé ou calcaire poudreux – sont une véritable ode à la nature. En 2014, il signe la suspension TOH pour Véronese. En 2019, Roche Bobois lui demande de refaire la boutique du boulevard Saint-Germain où l’on trouve ses collections au détour des escaliers. Pour la galerie Friedman Benda, il signe des canapés voluptueux et soyeux.
Au fil du temps, Raphaël Navot a su se démarquer avec des projets d’architecture d’intérieur remarqués. Parmi ses derniers projets de rénovation, on note un hôtel 4 étoiles, le Belle Plage à Cannes, livré cet été, et qui vient de mettre en service un grand espace spa également aménagé par Raphaël Navot. On peut également citer la rénovation du restaurant 39 V, qui a par ailleurs été récompensé en octobre dernier par le prix Paris Shop Design dans la catégorie « Hôtels, Cafés, Restaurants ».
Un hall circulaire sur Maison & Objet
L’Apothem Lounge à l’entrée du hall 7 sur Maison & Objet à Paris Villepinte, doit offrir une émotion, un concentré d’hospitalité, ou « Le monde fantastique de Raphaël Navot ». Son grand hall circulaire sera comme une installation immersive de lumière et de textures procurant une émotion visuelle où les visiteurs seront invités à découvrir les intérieurs indépendamment de leur fonctionnalité ou contexte comme dans un théâtre où les visiteurs sont les comédiens.
Le design est pour lui une forme de scénographie qui vise à créer une ambiance, soutenue ici par les luminaires et l’expertise Flos. Sans client, sans contexte, sans fonctionnalité, l’espace lui permet de faire accéder le visiteur à un royaume plus imaginatif et de créer un intérieur… inattendu. Le hall circulaire, protégé par deux rangées de murs courbés et qui permet aux visiteurs d’entrer et de sortir par ses 12 portails, s’offre comme un labyrinthe simplifié avec liberté et simplicité. À tester obligatoirement.
Il est toujours tentant de qualifier un créateur d’artiste, de designer, de poète ou de scientifique. Marie-Sarah Adenis se définit avant tout comme une conteuse du vivant.
Grâce à un parcours atypique qui mêle études en biologie à l’ENS-Ulm et en design à l’Ensci-Les Ateliers, elle se situe à la croisée de la science, du design et des arts. De la biologie, elle en extrait de formidables histoires du vivant à raconter, du design le questionnement et la rigueur, et de l’art l’imaginaire les outils.
Lauréate du prix AudiTalents en 2020 pour son projet Ce qui tient à un fil, exposé au Palais de Tokyo en 2021, cette jeune femme déterminée et enthousiaste poursuit dans sa voie singulière hors des chemins conventionnels. Le projet est un parcours scénographique, visuel et sonore retraçant les formes de l’ADN, composante de tout ce qui est vivant (animaux, arbres, virus ou bactéries).
On se balade dans un jardin d’Éden au milieu de formes de colonnes chromosomiques et d’images sur fond noir. Sans pourtant s’engager dans les métiers des sciences de la vie, avec pourtant un bagage de sept ans en biologie, elle exprime sa vision de la création qui a pour mission de traduire les récits de l’infiniment petit, embrassant les découvertes de ce secteur, et de les confronter à la puissance de l’imaginaire. « Mes études ont été non pas un moyen d’acquérir un métier mais plutôt une façon de nourrir ma démarche. » Elle se plonge dans les mystères du monde vivant et la multiplicité de ses questionnements : comment un organisme fonctionne-t-il ? Quel est le secret du mécanisme des plantes et des écosystèmes ? À quoi notre ADN sert-il ? Actualité d’autant plus présente qu’aujourd’hui (réchauffement climatique oblige), pour que la nature soit enfin préservée, elle doit être intégrée au monde matérialiste.
Dans le projet Tousteszincs [toutes et tous cousins], elle clame notre appartenance à une même fratrie, que « l’on soit humain, pélican ou bactérie ». Sous la forme d’une petite sculpture, le Temple phylogénétique, elle met en corrélation les images très belles des chimères, qui révèlent leur beauté et leur mystère, et les représentants des grandes familles de l’histoire des espèces. S’agit-il de vulgariser la science, comme l’avait commencé le biologiste Jean Painlevé avec ses films de recherche sur le monde sous-marin (en référence à l’exposition « Les pieds dans l’eau », qui a eu lieu jusqu’au 18 septembre au Jeu de Paume, à Paris) ? Tout en ayant assimiler les sciences comme une superposition de connaissances en mouvement perpétuel, Marie-Sarah Adenis s’attache à les mettre en forme, empruntant différents outils tels que le design, le dessin ou l’écriture au travers d’installations, d’expositions mais aussi de projets très concrets.
Entre recherches fondamentale et appliquée
En 2015, elle cofonde Pili, dont elle assure la direction artistique, un projet pionnier qui développe un procédé écologique de production de colorants pour remplacer ceux issus de l’industrie pétrochimique grâce à la culture de bactéries et à la transformation de ces micro-organismes. Aujourd’hui, en collaboration avec 40 scientifiques de laboratoires de Paris (Cnam), de Toulouse (TWB) et de Lyon, l’entreprise est sur le point de lancer ses premiers pigments bio-sourcés (et de diminuer drastiquement les émissions de carbone, de 40 à 80 %).
Avec le projet Retreeb, colancé par Quentin Lepetit, le design – et bien entendu le web design (design Ui, design Ux) – se retrouve au cœur d’une logique d’entreprise fintech et d’une démarche de création d’un réseau de paiement indépendant visant à redistribuer une partie des bénéfices des commissions bancaires à des causes solidaires et responsables.
Après sa sortie de l’École nationale supérieure de création industrielle (ENSCi), Quentin Lepetit travaille comme designer produit, designer graphique et web designer. Aujourd’hui, il se consacre pleinement à Retreeb, dont il est cofondateur, qui est soutenu par France Innovation et incubé à la Station F et au sein de The Garage. Le service Retreeb vise à créer un réseau de paiement indépendant (par code QR et smartphone, puis par carte de paiement sans contact), dont la mission principale est de redistribuer un tiers de la commission interbancaire, prélevée au commerçant lors de l’achat, à un projet social ou environnemental, se situant à une échelle locale, nationale ou internationale.
Si Retreeb s’assure du bon suivi de cette redistribution, via un système de blockchain hautement sécurisé, c’est le consommateur-utilisateur qui choisit donc la destination de cette commission, habituellement prélevée au seul bénéfice des mastodontes Visa et Mastercard, et qui va pouvoir contribuer positivement à des enjeux majeurs (inégalités, pauvreté, pollution, éducation, malnutrition, etc.). Pour ce faire, l’usager a recours à une application sur laquelle, évidemment, le web design intervient pour une grande part. Mais plus largement, le design, son travail et sa pensée ont une grande incidence sur la conception générale du service Retreeb. Concrètement, Retreeb est une start-up, plus précisément une fintech, travaillant dans le secteur de la finance technologique. Sa particularité est d’avoir été cofondée par un designer, Quentin Lepetit donc, contribuant ainsi à ce que le design soit l’un des éléments clés de la société, ce qui est peu fréquent dans le domaine entrepreneurial français actuel.
Outre les contours du service et l’application, le design se retrouve ainsi également dans les processus organisationnels et les valeurs de l’entreprise. Le service numérique qu’offre Retreeb implique bien entendu la présence de designers Ui et Ux, travaillant respectivement sur l’expérience utilisateur et la conception de l’interface produit. Mais au-delà, le design occupe, chez Retreeb, une place majeure dans la prise de décision et la vision d’entreprise, rejoignant ainsi les positions que Quentin Lepetit avait exprimées – notamment dans sa tribune publiée sur Intramuros.fr en avril 2020– quant à la manière dont le design industriel doit prendre part plus activement de nos jours aux projets qui changent notre société de manière positive.