Numérique

Praticable est une coopérative-studio de design. Son sujet de prédilection ? Les enjeux du numérique, avec une attention particulière portée aux vies et aux milieux que la technique affecte. Son objectif ? Favoriser l’autonomie, outiller, rendre capable, en donnant forme à des objets praticables, permettant de faire soi-même.
Rencontre avec Thomas Thibault, designer et co-fondateur du collectif, avec Anthony Ferretti, et Adrien Payet, philosophe et codeur, membre du collectif.
Qui est Praticable ?
Un studio de design qui réalise des objets… praticables. C’est-à-dire des objets réglables, transformables, paramétrables. Le « -able » a son importance : c’est là où il y a, à notre sens, du jeu, au sens de marge manœuvre. Des objets finis mais toujours un peu en devenir, à faire. Nous ne cherchons pas à faire des jeux, même si cela arrive, mais nous sommes très attentifs à la dimension politique des jeux (et du jeu) dans le design. Ce que nous pratiquons au quotidien, c’est le numérique. Un contexte dans lequel les parcours sont très guidés. Qui manque beaucoup de jeu, justement. Or, à notre sens, cette marge de manœuvre est très importante. Pour de multiples raisons. Comme par exemple, offrir la possibilité de régler l’impact écologique de ses usages numériques, ou encore en percevoir les mécaniques. Un game designer les fait souvent comprendre à ses joueurs. Dans le numérique c’est beaucoup moins courant. On tente plutôt de cacher aux utilisateurs les mécaniques de ventes de données, les mécaniques sous-jacentes, et les impacts, dans une coque hermétique. Utilisez, y’a rien à voir !
Il y a une dimension pédagogique dans votre approche ?
On envisage souvent la pédagogie comme une manière de délivrer des messages, des propositions, des connaissances, alors que chez Praticable, nous pensons que le fait d’apprendre et de comprendre peut passer, non pas par l’apprentissage de la connaissance, mais par l’expérience technique, qui nous permet de comprendre la consistance du monde dans lequel on vit. C’est comme ça que nous pensons le jeu. Il y a effectivement une dimension éducative, probablement une saveur particulière du jeu. Mais qui ne relève pas de l’excitation, ou de tous ces mécanismes physiologiques ou cognitifs activés par des interfaces « gamifiées » ou « gamifiantes ». Là où on se joue du joueur en mobilisant son appétit naturel ludique. Uber est très bon exemple de « gamification » problématique. Quand on est conducteur, l’application nous enjoint à faire un certain nombre de courses pour débloquer des points. Elle dissimule le travail sous les attributs du jeu. Un jeu qui ne se montre pas, qui ne se déclare pas comme jeu, alors même que le jeu est un espace-temps défini, dans lequel on fait des choses que l’on ne ferait pas forcément dans la vraie vie. Dans lequel on peut essayer, tenter, échouer, sans conséquences. Un lieu où l’on peut être plus audacieux qu’en réalité. Nous entretenons un rapport critique au jeu.

Mais vous le mobilisez ?
Il est moins question de positionner le design en jeu que le jeu dans le design. Laisser ces marges de manœuvre est aussi un moyen de montrer la responsabilité du design, les conséquences des choix de conception. De ne plus placer celui qui pratique dans une position d’utilisateur où le code fait la loi. Si l’on se joue de la proximité entre la règle et la loi, un « appareil » réglable est un appareil dont on peut faire et défaire la loi de fonctionnement. C’est un peu ce que nous poursuivons.
Concrètement ?
Nous menons depuis mars 2022 un projet de recherche en design auprès du laboratoire en informatique LIRIS du CNRS pour réduire les impacts écologiques du numérique. Il s’appelle Limites numériques. L’un des travaux réalisés dans ce contexte était un cahier d’idées pour une pratique écologique dans un navigateur web, qui, en tant qu’individu, est aujourd’hui l’un des derniers outils qui nous permette de jouer avec le web. Le simple fait d’activer un bloqueur de pub, c’est déjà échapper à une partie de la pollution du net, en termes d’énergie et d’attention. Mais nous pouvons aller plus loin. Nous avons réfléchi à la manière dont ce navigateur pourrait faire comprendre son fonctionnement, ses impacts écologiques, et ainsi nous permettre de modifier nos usages de manière consciente et éclairée. Si on ne peut pas modifier, régler, paramétrer, ça ne sert à rien. Nous avons aussi travaillé sur les applications mobiles, les représentations du numérique, la manière dont il se présente à nous (formes, images, pictogrammes), et conditionne ce que l’on en pense. Si je représente le cloud avec un nuage, je n’en ai pas la même compréhension que si je montre que c’est l’ordinateur de quelqu’un d’autre. Ces choix de mots, et de vocabulaire graphique conditionnent notre perception. C’est important.

Autre exemple : nous avons été consultés pour réaliser la mise en forme (voire en page) d’un document d’étude sur les usages du numérique dans le théâtre. Nous avons proposé un logiciel, un outil dans lequel les commanditaires puissent intégrer tous les contenus de l’étude, tout en laissant aux autres lecteurs la possibilité d’exporter leur propre étude. Les parties, textes, chiffres, informations peuvent être ré-agencés différemment par les lecteurs, en fonction de leurs besoins. Ils peuvent ensuite retravailler leur collecte et l’exporter en PDF par exemple, et aller présenter cette étude à un élu, une directrice, pour les convaincre de mettre en place telle ou telle action. La condition du mouvement, presque mécanique des tous ces éléments, ces informations, c’est qu’il y ait du jeu. Un jeu qui court-circuite un peu la dimension dogmatique que peut avoir une étude, et qu’elle serve à tous. Si on présente les chiffres, les informations dans un ordre différent, qu’on l’a défait, déconstruit, dont on a extrait des parties, l’étude peut dire autre chose. C’est là où il y a du jeu : dans la production possible d’un autre sens. Ici, nous cherchons des pratiques de lecture et de partage. Mais au fond, nous travaillons de cette manière-là sur presque tous les sujets qui nous sont soumis.

Innovation et tradition sont deux notions souvent confrontées dans la conception. Toutes deux véhiculent des valeurs techniques qui sont et industrielle et artisanales. Généralement considéré comme héritage ancestral, l’artisanat est souvent immuable. À l’inverse, l’innovation sous-entend une idée de renouvellement perpétuel. Et si l’hybridation de ces savoir-faire traditionnels et des nouvelles technologies était la nouvelle valeur ajoutée à la création au sens large ? Artisans, designers et entreprises croisent leurs regards sur ce phénomène en plein essor.
Nouveau fabricant éditeur de mobilier, les Éditions Souchet viennent de lancer Lifflow, une première collection aux formes justes. Nicolas Souchet, menuisier en sièges et fondateur de la marque, collabore avec le designer Grégory Lacoua (portrait dans le numéro 210 d’Intramuros), tour à tour tapissier, décorateur d’intérieur et designer, sur ce projet. « La vision de mon métier est de pérenniser la main de l’homme. » L’entreprise travaille essentiellement le bois en développant l’usage du numérique en amont. Cette étape permet d’offrir plus de temps de travail à réelle valeur ajoutée à l’artisan. Pour le guéridon Twirl, la machine travaille sur 70% de la fabrication avec une précision au dixième de millimètre. Le menuisier intervient par la suite en réglant les courbes du meuble dans un soucis d’harmonie des sens, que sont la vue et le toucher. On a tendance à penser que la machine enlève de la valeur ajoutée à une pièce, mais pour Grégory Lacoua, il n’y a que de la complémentarité entre machine et main. « Avec notre collection, on casse cette image et on met les deux savoir-faire au même niveau, aucun n’est le parent pauvre de l’autre ! »


Ici, la conception assistée par ordinateur optimise la maîtrise du dessin, de l’épure, de la géométrie descriptive et de la masse capable (la quantité de matière à utiliser). Il y a moins de pertes, ce qui est un véritable devoir, tant d’un point de vue écologique qu’économique. Et Nicolas de rebondir : « notre collection a pour objet de montrer notre savoir-faire de menuiserie en sièges. Associer Grégory, qui a une connaissance technique accrue, au projet était important. Cela a permis une vraie efficacité d’usinage. » Les trois pièces de la collection symbolisent les valeurs de la marque : solidité, exigence, générosité et confort qui découlent d’une fusion du geste de la main et de l’exploration du numérique.

Un juste équilibre entre deux expertises
Si l’héritage des savoir-faire ancestraux devait être symbolisé, il le serait sans aucun doute par le compagnonnage. Depuis le Moyen Age, les Compagnons du Devoir s’engagent à transmettre leur expertise. Contre toute attente, certains d’entre eux utilisent désormais le numérique comme outil de travail. Talentueux et déterminé, Kevin Joly débute le compagnonnage à 14 ans, en taille de pierre. Deux ans plus tard, il débute son tour de France avec une idée en tête : allier la taille de pierre à une nouvelle technologie. Son projet voit le jour lorsqu’il créé un pôle technologique au sein d’une entreprise de taille à 22 ans. Modélisation 3D, programmation de machine numérique 5 axes, numérisation 3D font partie du pôle, le tout accompagné d’une charte conventionnelle qui définit la part du travail de l’homme et celle de la machine.

En 2018, Kevin fonde sa propre entreprise, i-Craft, dans laquelle haute technologie et taille de pierre se rejoignent. I-craft reflète les assemblages et la réflexion de divers processus qui se créent dans ma tête. L’optimisation des pratiques dans un concept d’évolution contrôlé est importante pour les métiers, pour l’humanité́. Parfois mal vue, l’association de ces deux pratiques, pouvant être considérées comme contradictoires par certains, valorise le geste de la main et permet de réinventer le champ des possibles. Le numérique permet de développer des points précis dans la chaine de production.
I-Craft collabore avec de nombreux groupes, dont des multi nationaux, mais aussi avec des artisans, sur des projets de création, de réfection et de restauration. Le Studio Sherlock, incubateur du Patrimoine du Centre des Monuments Nationaux, en fait partie. Charlotte Trigance, ingénieure en charge du studio, travaille sur des méthodes innovantes dans le cadre de restauration du Patrimoine. Le numérique intervient comme outil de médiation qui permet de retranscrire la compréhension du fonctionnement des ouvrages d’une manière imagée et compréhensible par tous. Il simplifie certaines interventions et apporte des informations en grande quantité. Il est au service de notre approche et non l’inverse.


Également compagnon, Mathieu Herce travaille aujourd’hui chez XtreeE spécialisé dans l’impression 3D béton à grande échelle. Après avoir été responsable de l’Institut des Métiers de la Maçonnerie pour les Compagnons du Devoir, poste axé sur la veille technique et la formation, il intègre la plateforme dédiée au béton en 2019. En tant que maçon, j’ai voulu me rendre compte de l’impact que cette technique peut avoir sur mon métier et quelles compétences sont désormais nécessaires pour les maçons. En constante évolution, le métier inclue des techniques actuelles tout en s’adaptant à celles de l’avenir. Chez les Compagnons maçons, des groupes travaillent régulièrement sur le devenir du métier, de manière à être en mesure de préparer les compagnons de demain. Pour XtreeE, Mathieu est responsable de la production. Il travaille notamment sur du mobilier 3D mais aussi sur des logements 3D.

Notre société tente à la fois de renouer avec d’anciennes pratiques afin de cultiver un mode de vie plus juste, tout en développant des supports toujours plus innovants pour un meilleur confort de vie, le rapprochement entre ces deux savoir-faire devient alors une réflexion justifiée. Loin d’être incompatibles, l’articulation d’une recherche hybride entre tradition, innovation et technologie d’usinage numérique est une relecture d’un nouveau type, celui de sublimer le geste artisanal.

Et si nous redécouvrions nos intérieurs de manière inattendue et ludique, à travers des expériences digitales innovantes ? C’est ce que propose, depuis quelques jours, l’enseigne Ikea, via son laboratoire de recherche et de design SPACE10 : plusieurs dispositifs numériques sont mis en ligne, pensés et conçus afin d’explorer de nouvelles façons d’interagir avec les espaces dans lesquels nous vivons.
Alors que le temps passé dans nos intérieurs n’a jamais été aussi important qu’actuellement, comprendre la manière dont nous interagissons dans ces espaces de vie peut s’avérer proprement fascinant ! C’est ce que propose la plateforme EverydayExperiments.com, lancée ce 17 juin, en dévoilant une série d’expériences digitales, pensées et conçues afin d’explorer de nouvelles façons d’interagir avec les espaces dans lesquels nous vivons : ce projet, initié par Ikea et son laboratoire de recherche et de design SPACE10, réunit quelques-uns des meilleurs studios de technologie spécialisés en la matière.
IA, réalité augmentée, intelligence spatiale…
Chaque expérience, disponible sur la plateforme, révèle comment nos maisons et nos intérieurs pourraient être appréhendés grâce à la technologie, de manière très surprenante, ludique, ou astucieuse ; elles reposent sur l’intelligence artificielle, l’apprentissage automatique, la réalité augmentée et l’intelligence spatiale de pointe… à l’image de trois d’entre elles, particulièrement fascinantes :
> “Optical Soundsystem” (créé en partenariat avec ManVsMachine) est un prototype pour une application de réalité augmentée, qui permettrait à chacun de “voir” la musique dans son environnement. Autrement dit, cette expérience incite le consommateur à identifier un haut-parleur dans sa maison, et à créer une visualisation, en temps réel, des sons qu’il entend : les ondes sonores rebondissent et se déplacent autour des objets, avec la possibilité de personnaliser ce que l’on voit en fonction de ses préférences !
> “Fort Builder” (menée avec le studio FIELD) est particulièrement ludique : ici, il devient possible d’utiliser les propres objets de son intérieur, et de les empiler les uns sur les autres – défiant les lois de la gravité – jusqu’à ce qu’ils lâchent prise et que la construction tombe. L’opportunité, en somme, d’appréhender différemment les objets du quotidien, en ignorant totalement leur fonction première ! D’autant qu’il est possible, par la suite, de jouer avec les modèles 3D ainsi constitués, et de créer des sculptures ludiques en réalité virtuelle et en réalité augmentée.
> Enfin, “Spatial Instruments” (studio FIELD) est un prototype qui invite à créer des sons en fonction de la disposition des meubles ou du design d’une pièce : grâce à la technologie LIDAR, on scanne et on construit un modèle de notre salon, par exemple, ce qui permet d’obtenir un instrument interactif capable de traduire la forme, la profondeur, la couleur et la position de tous les objets numérises en un paysage sonore unique. Ainsi, lorsque l’on déplace la caméra dans la pièce, le son est déclenché par chaque forme… qu’il s’agisse des plus petits objets disposés sur les étagères, aux meubles plus volumineux. Autre fonctionnalité intéressante : la musique change au fur-et-à-mesure que l’on réorganise son intérieur, encourageant ainsi à changer ce qui est familier, à percevoir la maison différemment… tout en suscitant de l’inspiration pour faire de nouveaux arrangements !

“La technologie, élément essentiel de l’expérience client et de l’offre d’ameublement d’Ikea”
Ainsi, aux côtés de ces partenaires avant-gardistes aux projets toujours plus créatifs, Ikea et SPACE10 visent à concevoir des solutions innovantes pour la vie de demain, et rendre le quotidien “extraordinaire”, comme l’explique Fredrik Axén, responsable numérique d’Inter Ikea Systems B.V. : “La maison du futur devrait replacer ses habitants au centre de l’équation. C’est l’endroit où chacun doit se sentir en sécurité, à l’aise et avoir le contrôle. La technologie devient rapidement un élément essentiel de l’expérience client et de l’offre d’ameublement d’Ikea. En tant que marque, nous nous concentrons en priorité sur le bien-être des personnes et sur l’environnement. Cependant, à l’aube de cette nouvelle ère numérique, nous explorons également de nouvelles façons de créer un meilleur quotidien à la maison, tout en protégeant la vie privée des consommateurs.”