Stéphane Hugon : « Il y a un risque d’éclatement qui rend nécessaire de repenser les expériences relationnelles »

Stéphane Hugon : « Il y a un risque d’éclatement qui rend nécessaire de repenser les expériences relationnelles »

Sociologue, spécialisé dans l’analyse des imaginaires et la transformation du lien social, Stéphane Hugon est également enseignant à l’ENSCI et Invited Professor à la ECA de l’Universidade do SãoPaulo. Il y a15 ans, il a cofondé le cabinet Eranos, qui accompagne les entreprises à « à se réconcilier avec la société » et qui a également un bureau en Corée. Au moment où l’on commence à scénariser l’étape post-confinement, quels sont les enjeux majeurs de ce « monde d’après » ? Comment même penser la question du lien social en ces temps où est paradoxalement prônée la distanciation sociale ?  Le sociologue propose un premier éclairage à chaud.

Pour Stéphane Hugon, au XXIe siècle, « nos vies ont progressivement radicalement changé », l’explosion du web et la démultiplication des outils numériques, la question climatique, la prise en compte de l’environnement, se sont installés dans nos vies, dans un processus de mutations continuelles et collatérales plus que de ruptures ou de révolutions. De nouvelles formes de rapport au travail sont apparues, de nouvelles formes de sociabilités se sont développées. Et ce sont ces changements qui se révèlent brutalement dans la crise mondiale liée au Covid-19, de par le confinement généralisé. : « la réflexion est essentielle  sur la manière dont s’est déporté – et de manière aussi rapide – le travail hors les murs de l’entreprise. Selon une étude récente de l’Insee, un tiers des salariés en télétravail – qui avaient déjà partiellement cette pratique– a mis en place une forme de dynamique d’artisanat tertiaire, avec une efficacité importante.Un tiers s’en sort plutôt bien, et développe  une nouvelle culture du travail, dans une logique de transformation par l’usage, avec des process d’ajustement essais/ erreurs, dans cette culture émergente du “ faire ”. Un tiers est désemparé, n’arrive pas à travailler hors les murs. »

Comment envisager le retour en entreprise ?

Au départ, derrière le télétravail, le sociologue note une culture plutôt élitiste, où l’on accepte une certaine proximité, voire porosité, entre la sphère domestique et professionnelle. Il est cependant intéressant de noter combien le confinement développe une certaine forme de mise en scène par sa gestion de son fond d’image par webcam (fond flouté, ajout de décor…) par des outils qui apparaissaient comme des gadgets hier, et qui marquent dès lors une zone d’intimité, une frontière de partage, de délimitation de sa sphère privée.

Pour  Stéphane Hugon, « l’expérience du confinement va venir nécessairement requalifier les méthodes, voire reconfigurer les circuits de travail. Par exemple, on ne pourra plus parler de la même manière à ses salariés, le phénomène ayant été vécu de façon extrêmement contradictoire. » Entre le vécu du confinement qu’on soit en appartement ou en maison avec piscine, le vécu de l’épidémie, entre les personnes touchées, les proches décédés, « il y a un grand écart dans le vécu des populations ». Et dans les entreprises, « il y a un langage  commun à retrouver, un imaginaire commun à reconstruire. Et cela va être complexe, surtout dans les grands groupes où jusqu’alors, la stratégie reposait sur le lissage des expériences. Il va falloir redistribuer de la confiance, refaire une forme collective du travail. Les divergences apparaissent quand les mêmes mots ne disent plus les mêmes choses. Il y a un risque d’éclatement qui rend nécessaire de repenser les expériences relationnelles. »

Pour le sociologue‚ dans les temps qui suivent des fortes crises, comme les périodes d’après-guerre, «  on a besoin de retrouver une éthique commune, de resynchroniser la société. » C’est par exemple le choix du Général de Gaulle qui crée le ministère de la Culture et missionne André Malraux sur la réconciliation nationale, avec un retour à des textes fondateurs. Cette période de Covid est source de confusion dans les représentations : « On assiste à un retour du collectif depuis 25ans alors que la culture occidentale était plus propice à valoriser l’individu.Les mesures de distanciation sociale viennent heurter ce retour à la convivialité. Cela fait des années que l’on travaille à ouvrir les espaces, à penser la circulation des lieux, que l’on voit se décliner les concepts de tables ouvertes, de coworking… comme une ironie du sort, va-t-on revivre un retour à l’hygiaphone ? » Il est nécessaire de repenser dans l’urgence la structuration des lieux mais, dans cette urgence, de penser parallèlement à des modularités pérennes, et à notre rapport à l’espace, en tenant compte des éclairages apportés par les analyses proxémiques. Alors comment se réinventer ? Pour Stéphane Hugon, l’essentiel se joue autour du lien social : « Les contraintes liées au virus nous obligent à réinventer du lien. La vie sociale, c’est ce qui réactive les imaginaires, requalifie les espaces. Et cela crée de nouveaux seuils, de nouveaux gestes, cela vient séquencer des actes comportementaux Cela repositionne les raisons d’être des entreprises, en interne et en externe. » Et cela interroge l’espace social dans son ensemble : « quelles sont les formes, les interfaces qui nous permettent de le créer ? » Pour lui, le véritable enjeu est « comment retrouver le moyen d’être ensemble ? » Et par son approche formelle, le design est important « pour de penser cette forme relationnelle nécessaire à la construction d’une harmonie relationnelle. »

Rédigé par 
Nathalie Degardin

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9/10/2025
Le tabouret basque Uhin réédité par Alki

Alki réédite le tabouret Uhin, dessiné en 1961 par le créateur touche-à-tout Nestor Basterretxea. L’occasion de revenir avec Jean-Louis Iratzoki, designer pour la marque basque, sur cet objet significatif d’une époque.

Un peu plus de six décennies après sa création, le tabouret Uhin, imaginé en plein cœur du Pays basque, est de nouveau commercialisé. Dessiné initialement pour la boutique Espiral à Donostia, cette pièce de mobilier, toujours dans l’air du temps, rend hommage à l’esprit visionnaire de son créateur, Nestor Basterretxea, tout autant qu’à la région qui l’a vu naître. L’occasion de poser trois questions à Jean-Louis Iratzoki, designer pour Alki et acteur clé de cette réédition fidèle, mais résolument contemporaine.

Pourquoi avoir voulu Uhin, cette création du designer basque Nestor Basterretxea ?

2025 célèbre le centenaire de la naissance de Nestor Basterretxea. À cette occasion, le Musée des Beaux-Arts de Bilbao et celui de San Sebastián ont présenté des créations du designer. Il y avait d’une part des œuvres picturales et des sculptures, mais aussi un volet consacré à ses nombreuses créations design. Lorsque j’ai revu Uhin, qui signifie onde en basque, ça m’a beaucoup touché. On a donc proposé à la famille de rééditer son œuvre, 64 ans après sa création, et ils ont accepté. C’était une autre manière de faire revivre l’artiste et de faire entrer dans nos maisons un objet historique né dans un contexte politique et culturel particulier, tout en rétablissant un pont entre le passé, le présent et l’avenir au sein de la culture basque.

©Alki


Le tabouret s’inscrit dans le mouvement de l'art basque moderne. Pourriez-vous expliquer ce que c’est ?

L’art basque est né lorsque la dictature franquiste contrôlait toute forme d’expression culturelle, et que le conservatisme régnait en maître dans le domaine de la création artistique. La culture locale était alors maintenue, aussi bien par l'État espagnol que l'État français, par des manifestations folkloriques. Une poignée d’artistes d’avant-garde se sont rassemblés pour secouer ce joug et faire entendre une voix nouvelle qui donne une place à la modernité artistique. L’idée était de faire reconnaître l’existence d’une « puissante jeunesse d’artistes basques ». Un groupe appelé Gaur (ce qui signifie aujourd’hui) a émergé avec l’envie d’un renouveau artistique. Au sein de ce collectif, huit artistes basques se distinguent comme des précurseurs, et parmi eux Nestor Basterretxea.

©Alki


Il s’agit donc d’une pièce véritablement historique. Comment l’avez-vous travaillée pour la commercialiser chez Alki ?

Elle correspondait déjà beaucoup à l’esprit de la marque. Le tabouret Uhin est d’une part confortable, mais aussi graphique et élégant, avec ses deux pieds légèrement tournés vers l’intérieur. Le modèle original était intemporel et son voyage vers le futur était tout tracé. Nous avons simplement modifié sa fabrication en remplaçant la partie interne du tabouret par du hêtre, mais nous avons conservé un placage en chêne, un arbre cher à Nestor Basterretxea. Nous avons aussi modernisé sa fabrication puisqu’il était réalisé à la main dans les années 60. Aujourd’hui, un moule a été fabriqué exprès, et la pièce est fabriquée dans une petite entreprise du Pays basque, intégrée au groupe Alki. L’autre différence concerne les couleurs. Lorsque Nestor Basterretxea l’a imaginé, il existait en version bois brut ou orange industriel. Le Uhin de 2025 existe en douze teintes, du chêne clair au orange initial que nous avons repris, en passant par le bleu Klein et les couleurs habituelles de la marque.

©Alki
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1/10/2025
Minimalistic : la dernière gamme épurée de Gaggenau

Près de six mois après Expressive, Gaggenau dévoile Minimalistic. Une nouvelle gamme dans laquelle la finesse des éléments rencontre l’ingénierie des systèmes.

Connue pour son matériel de qualité professionnelle, la marque allemande Gaggenau dévoile Minimalistic, une nouvelle gamme inscrite dans la continuité d’Expressive, lancée en avril dernier. Composée d’un four vapeur, d’un combi-vapeur, d’un combiné micro-ondes, d’un tiroir chauffant, d’un autre sous-vide, sans oublier la machine à café, cette nouvelle ligne est le fruit de dix années de développement et de nombreux allers-retours entre le siège de la marque situé à Munich et son usine de Lipsheim. Conçues pour prolonger l’esprit novateur de Gaggenau, les deux gammes Minimalistic et Expressive ont été entièrement repensées et redessinées de sorte à faire entrer les utilisateurs dans une nouvelle approche toujours plus précise et simplifiée de la gastronomie.

Également dotée de l'anneau, signature de la gamme, la machine à café trouve sa place dans l'alignement de chaque modules ©Gaggenau

L’aspect pratique comme premier ingrédient

Imaginées dès 2015, Minimalistic et Expressive ont nécessité un regard novateur résolument tourné vers des lignes épurées. Chaque module, conçu pour s’inscrire à fleur de plan, se décline en deux finitions : Sterling, une teinte claire, et Onyx, une version plus sombre. Des coloris de façades également travaillés au sein des pièces techniques grâce à l’incrustation de particules métalliques dans les parties vitrées. Un effet de matière rythmé par les profilés de ventilation horizontaux en aluminium. Des lignes auxquelles viennent répondre un anneau de contrôle flottant situé sur la partie supérieure du four. Seul élément en relief de l’appareil, cette pièce circulaire et creuse développée en interne sur la base du nombre d’or, constitue une alternative physique à l’écran tactile testé auprès des clients fidèles de la marque. C’est sur ce dernier, jusqu’ici inédit dans l’univers Gaggenau, que s’affiche, entre autres, les quinze modes de cuisson et les 160 recettes de base. À l’intérieur du four, quatre niveaux d’éclairage ont été imaginés pour rappeler la peinture classique et la place qu’y occupaient les aliments. Une volonté de solliciter non plus uniquement l’odorat, mais également la vue comme en atteste le discret lever de soleil accompagnant la montée en température. L’ouïe non plus n’est pas en reste puisque le design sonore du four a été confié à l’agence Massivemusic, à l’origine du jingle du Festival de Cannes, apportant une signature auditive optimale.

Repensée pour résister à près de 450°, la vitre du four se compose de cinq épaisseurs de verre ©Gaggenau

L’ingénierie au cœur de la recette

Au-delà de l’esthétique, ces deux gammes sont le fruit d’une réinterprétation complète des précédents modèles ne conservant avec eux qu’une simple vis en commun. Repartie de zéro, l’équipe design composée d’une dizaine de personnes, épaulée par le centre de recherche et développement, a notamment repensé la cavité du four en dissimulant le système de chauffe derrière les parois. Cette configuration a permis d’augmenter le volume de l’appareil - disponible en 60 cm ou 76 cm dans la version grande taille - tout en posant de nouveaux défis techniques liés à la montée en température. Pour y répondre, la puissance a été augmentée de près de 40 %, imposant une révision complète de l’émail intérieur afin d’éviter les fissures causées par la différence de dilatation entre le métal et le verre. Un élément d’autant plus important que ces nouveaux fours peuvent dépasser les 300°, en partie grâce à une nouvelle vitre constituée de cinq épaisseurs de verre. Minimaliste et expressif à la fois, le style Gaggenau est avant tout celui d’une technicité au service du goût !

La gamme Minimalistic dans la version Sterling ©Gaggenau
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26/9/2025
Les luminaires givrés d’Hadrien Hach

Pour sa première collection, le designer français Hadrien Hach dévoile une série de luminaires réalisés en tissu de soie et en résine. Une technique développée à tâtons, pour un rendu délicatement givré.

Il est courant de dire que le geste se trouve au cœur de la pratique d’un designer, qu’il est relatif à un savoir-faire, à une culture. Au Japon, la découpe du bambou à l’aide d’un katana fait partie de ces mouvements-là. Hadrien Hach découvre cette pratique lors d’un voyage au pays du Soleil Levant en 2018. Mais ce n’est que six ans plus tard que le designer choisit de la figer en objet ; d’abord dans son essence d’origine, puis en plâtre pour pallier les fissures liées au séchage, et enfin en bronze pour plus de préciosité. Une évolution qu’il abandonne rapidement au profit de la résine, un matériau qui lui permet « de réaliser des prototypes seul, sans être soumis aux délais des fonderies ni aux contraintes du métal. » C’est donc dans un univers encore inconnu qu’il s’immerge début 2025. Commence une phase de recherche et développement menée à l’abri des regards, dans son atelier sarthois.

Le modèle Frozen Katana, comme les autres de la collection, joue avec les aspérités de la matière et l'aspect ascensionnel donné par le dégradé doré de la base ©JP Vaillancourt

Une collection inspirée par le geste et les voyages

Il y a des matériaux dont on connaît à l’avance le rendu, et d’autres, issus d’alchimies novatrices, qui ouvrent de nouvelles pistes. Attiré par la résine et ses propriétés techniques, Hadrien Hach entame une démarche prospective en quête de la bonne association. Travaillant d’abord avec de la fibre de verre grâce à laquelle il obtient une transparence centrale dans ses créations, Hadrien Hach finit par adopter le tissu de soie. « C’est un matériau que j’ai découvert un peu par hasard, et qui donne à la résine un effet translucide, presque givré » explique-t-il. Travaillé sous forme de feuilles enduites, le textile est ensuite mis à sécher pendant une journée dans la forme désirée. Convaincu que « la matérialité conduit à la forme », le designer, dont l’idée de flottement avait guidé des premiers prototypes, s’oriente finalement vers un style plus monolithique. Inspiré notamment par la tour The Shard, célèbre gratte-ciel londonien où il a vécu deux ans, ou par l’architecture vernaculaire africaine, il signe six familles de luminaires, dont la première s’intitule Frozen Katana. Un clin d’œil évident aux prémices de cette première collection, et au Japon, renforcé par l’usage de la feuille d’or. Un revêtement en écho “au temple de l’or de Kyoto et sans doute un peu au château de Versailles, à côté duquel j’ai grandi », raconte-il. Appliquées par fragments ou bien dégradées à l’alcool, ces dorures jouent avec la lumière. Que ce soit en reflétant l’environnement lorsque la lampe est éteinte, ou en filtrant la lumière lorsqu’elle est allumée, à l’image de l’applique Arrowslit dont le maillage réalisé grâce à une résille évoque une pixellisation ou une cartographie urbaine.

Comme un clin d'œil à l'enfance, le designer s'est inspiré des meurtrières visibles dans les châteaux-forts pour créer cette applique Arrowslit. Une référence architecturale détournée pour attirer le regard non plus vers l'extérieur, mais vers l'intérieur de l'habitat ©JP Vaillancourt

L’idée d’un design construit

Si les clins d'œil architecturaux sont si présents dans son travail, c’est en partie grâce à son parcours à l’École nationale supérieure d’architecture de Versailles. Une formation enrichie d’une approche centrée sur l’intérieur avec un diplôme en design d’objet obtenu à l’École Polytechnique de Milan. « Ça a été une année très rafraîchissante avec une vision complètement différente. En France, nous avions plutôt travaillé sur du logement social alors que là-bas, nous avons travaillé sur des projets de yachts et de villas. » Une expérience transversale à la croisée du fonctionnel et de l’ornemental, valorisée ensuite par un stage dans le département architectural de Louis Vuitton au cours duquel l’architecte travaille de nouveaux matériaux haut de gamme comme le papyrus ou le cuir d’anguille. S’en suivent des expériences dans le développement commercial pour un verrier et un sculpteur londoniens, avant un retour en France où il devient chargé d’affaires et de projets pour la Maison Pouenat. « J’ai toujours été à cheval entre le monde de l’entreprise et celui de la création. Et finalement, j’ai fini par créer une collection. » Un retour éclairé à la conception.

Ci-dessous à gauche la suspension Frozen Shard et à droite la lampe à poser Manaratan (le phare en arabe) ©JP Vaillancourt

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22/9/2025
Juliette Rougier : guidée par l'émotion

Installée à Marseille où elle s’est prise de passion pour la canne de Provence, Juliette Rougier développe un univers intime, ancré dans le territoire local.

C’est un début prometteur qui en ferait rêver plus d’un. Diplômée des Beaux-Arts de Marseille l’été dernier, Juliette Rougier s’est vu récompenser du prix du public de la Villa Noailles trois semaines après pour sa collection Alto, son projet d’études. Une belle reconnaissance pour la designer née en 2000 en banlieue parisienne, et installée à Marseille depuis quatre ans après une licence en design global passée à l’École Bleue. C’est ici, sous le soleil et au milieu de la végétation méditerranéenne que tout a commencé. « C’est parti d’un workshop sur la flore régionale, explique la designer. Avec une enseignante, nous sommes allés visiter une manufacture qui travaille la canne de Provence pour en faire des anches. J’en ai ramassé quelques-unes à même le sol, et lorsque j’ai demandé si je pouvais repartir avec, on m’a expliqué que c’étaient des déchets et on m’a montré une fosse au bout d’un champ où il y en avait des milliers. Ça a été une révélation ! » Commence alors une collaboration entre l’entreprise Marca, fondée en 1957, et la créatrice.

Valet Alto, Juliette Rougier, Artisans : Pascal Souvet et Christophe Richard

La sensibilité en guise d’orientation

« Je n’ai pas tout de suite su comment travailler ce matériau, mais il y avait une sorte de frugalité qui me plaisait bien. Avec la paraffine naturelle, l’objet est déjà verni et l’entreprise l’a déjà taillé. Ma pratique consiste simplement à assembler, comme un puzzle. » Alors les morceaux fusionnent, se superposent, alternent, soit par couleur lorsque certains, plus rares, lui parviennent brunis par le temps, soit par taille selon les instruments auxquels ces anches étaient destinées. « Je travaille d’abord la surface en jouant sur les aspects et les finitions. C’est à partir de là que je décide ce que j’en fais. La notion de matière est très importante pour moi, c’est ce qui confère à l’objet sa dimension intime. » Une sensibilité essentielle aux yeux de Juliette Rougier, qui aborde son travail de manière instinctive. « Lorsque j’ai commencé, je ne connaissais rien à cette plante, et je crois que cette vision dépourvue de technique m’a permis d’être totalement libre dans mon approche pour réinventer quelque chose. Et comme mon cerveau adore les associations d’idées, mes créations naissent d'inspirations hétéroclites. » Une approche du design cultivée, entre autres choses, par son attrait pour le mobilier des années 1950 et les détails architecturaux de sa ville d’adoption. Mais pour celle qui aime se balader en levant le nez, son inspiration se résume surtout à « ce que les gens ne regardent pas ». En témoignent ses multiples collections d’« objets non utilitaires » comme les photographies d’angles et de plafonds ou encore des ensembles de galets et d’écrous. Un petit monde poétique et parallèle que cette « presque animiste » a hérité de ses grands-mères, l’une peintre, l’autre sculptrice. « Quand j’étais plus jeune, elles m’ont appris à observer les oiseaux et à chercher des trésors dans la laisse de mer, bref, à glaner. » Un acte auquel la designer a consacré son mémoire de fin d’études, et qui trouve dans sa pratique toute sa signification.

Buffet Bas « Autan », Juliette Rougier x Malo Mangin x Laëtitia Costechareyre, issu du projet « Les Partisan.e.s 2025 », processus créatif collaboratif annuel de l’association « Réseau Le Bunker » par ©Caroline_Pelletti_Victor - Photographie de Juliette Rougier prise au ©lebunkerdescalanques

Une liberté de trait et d’évolution

Alors comme ses inspirations, comme ses trouvailles et à l’image de ses foisonnants carnets de croquis, Juliette Rougier explore avec, en toile de fond, la trame caractéristique de son médium. Animée par cette possibilité « de faire le maximum d’effets avec le moins de matériaux », elle multiplie les esquisses et décline les formes spontanément. « Mes meubles sont motivés par l’envie de susciter de la curiosité. » Un mince fil rouge reliant ses créations les unes aux autres, de la réinterprétation du désuet valet au cabinet haut perché, en passant par un ensemble de toiles abstraites. Car par-delà ses lignes architecturales involontairement évocatrices d’une culture méditerranéenne à la croisée de l’art africain et de la culture amérindienne, Juliette Rougier cultive également la passion du trait. Un double bagage qui lui avait permis d’obtenir un contrat avec Cinna en 2022 pour son tapis présenté trois ans plus tôt dans le cadre du concours organisé par la marque, qui avait pour thème « Faire du neuf avec du vieux ». Une proposition stylistique dans laquelle les contours mais aussi les notions initiales d’assemblage et de revalorisation marquaient les prémices de ce qui deviendra en 2024 le Cabinet, sa pièce emblématique présentée à la Villa Noailles. Un meuble qui sera exposé cet été à Arles à l’occasion des Rencontres photographiques. Une autre manière d’illustrer la transversalité des médiums qui nourrissent respectivement les inspirations de chacun.

Photo de miniature : Portrait de Juliette Rougier, par Caroline Feraud, pour Sessun Alma

Photos ci-dessous : Cabinet Alto, Juliette Rougier, Artisans : Pascal Souvet et Christophe Richard

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